![]() ''__Témoignage :''__ L'œuvre de Fellini était unique et magnifique. L'homme Fellini était tout aussi unique et magnifique. Ma première rencontre avec lui date de la sortie en France de La Strada. Il était alors jeune cinéaste, et moi gamin dans la profession de journaliste. C'était dans le bureau d'un mensuel de cinéma aujourd'hui disparu. On était une dizaine de cinéphiles-cinéfous à avoir été bouleversés par le film, émus aussi de rencontrer son auteur, un inconnu qui était si simple, si différent des autres. Il évitait la pose de l'artiste interviewé, il essayait – déjà – d'éviter les belles réponses aux grandes questions. Depuis, il a opposé la même résistance aux intervieweurs. Certains d'entre eux étaient ses amis, en vertu de penchants électifs, d'autres des parasites qu'il tenait à distance en leur racontant n'importe quoi. Contrairement à sa réputation, Fellini n'était pas menteur, il était farceur ou, si l'on préfère, menteur par omission, par dérision, par sens naturel de l'humour. Voici un exemple entre cent de mensonge par esprit de malice. Fellini était à Paris (fait assez rare, car il n'aimait pas trop voyager). Je me présente à la réception de son hôtel, sans y être attendu, et Fellini me fait dire de monter. Je monte. Il m'accueille à l'italienne : effusions, embrassades, et se tourne vers une petite dame (devenue journaliste célèbre) qui l'agaçait. "Excusez-moi, mais j'attendais cet ami (mensonge), je dois arrêter là notre entretien…" Elle s'accroche, pose les questions classiques, celles dont Fellini a horreur : "Que pensez-vous des femmes ?" Je ne dirai pas ce qu'il a répondu. C'était un autre mensonge de circonstance, probablement destiné à me faire sourire. J'ai revu Fellini un bon nombre de fois, à Rome et à Paris. Il m'a toujours reçu à bras ouverts (au sens propre), joyeux, amical. J'étais flatté de cette familiarité, de ce tutoiement qui me semblait une promotion dans l'organigramme de je ne sais quel Olympe. En réalité, il s'agissait moins de vanité que de cette félicité simple que l'on éprouve spontanément devant des êtres d'exception qui effacent les distances et les différences en établissant des rapports complices, voire affectifs. Fellini était curieux et attentif, chaleureux comme peu d'artistes sont sincèrement et spontanément chaleureux. Cette qualité n'est-elle pas aveuglante dans tous ses films ? Les êtres les plus obscurs et même les veules finissaient toujours par trouver grâce devant sa caméra. Il sauvait les abjects, réclamait la rédemption générale. Quiconque a vu Fellini au naturel ou, mieux, en représentation au cours d'un tournage, en garde le même souvenir émerveillé. Interrogez ses collaborateurs attitrés ou épisodiques, artistes ou figurants. Ils l'adoraient. Non comme une divinité, mais comme un proche, un frère ou un père. Une anecdote. Au moment de la sortie d'Intervista, nous marchions dans Rome quand une voiture freine brusquement. Un homme en descend et se précipite sur Fellini comme pour une agression, lui saisit la main, l'embrasse gentiment et dit en substance ceci (c'était de l'italien) : "Merci, excusez-moi, merci pour tout." Et, sans attendre de réponse, il regagne sa voiture, qui repart en trombe. Cet épisode inattendu a visiblement ému Fellini. Pour camoufler cette émotion, il m'a glissé : "Cet homme est un malheureux que je salarie, il fait le même numéro à chaque fois que je reçois des journalistes étrangers." Il utilisait souvent cet esprit d'à-propos pour couper court à l'emphase et détourner le cours d'une conversation qui aurait risqué de chahuter sa modestie. En contradiction avec son mythe et les mots qui qualifient ce mythe – "le poète", "le maestro", "le phare", "le génie" -, c'était un homme modeste. Qui l'a vu pontifier ? Il avait assez peu d'ambition pour lui, il racontait des choses de sa vie, vécues ou rêvées, dans des films tantôt intimistes, tantôt surréalistes, au gré des caprices de sa carrière. Mais, fondamentalement, il ne cherchait ni les honneurs, ni la reconnaissance internationale, ni le plébiscite de la postérité. Il subissait et méprisait la gloire et fuyait ses obligations. Son bonheur se limitait à un plateau de tournage, une salle de montage et un studio de doublage. Je l'y ai vu opérer et j'affirme que le spectacle de Fellini au travail vaut presque le résultat de ce travail sur l'écran. En moins, la rigueur artistique de la chose aboutie ; en plus, l'éblouissement de la chose vécue et le caractère unique de l'éphémère à savourer sur place. Tout à la fois amical et royal, Fellini déambulait sur les plateaux et dans les allées de Cinecittà, traversait les petits groupes de techniciens, de manœuvres et d'artistes, flattait une comédienne ou un figurant de la main ou du regard, observait, méditait, souriait, n'oubliait pas de faire comprendre aux invités de passage qu'il ne les oubliait pas, s'excusant de ne pas pouvoir être partout. De fait, il était partout. Ce n'était pas un numéro de charme, c'était le charme à l'état pur. Le décor dressé ou en construction, les éclairages de plateau, le jeu des spots qui s'allument et s'éteignent pour d'incessantes recherches d'éclairage créaient un paysage artificiel, fantasmagorique, qui exaltait la silhouette de Fellini, point de mire de tous les regards. Il était là, songeur, heureux, avec son chapeau et son écharpe rouge, fantôme géant, patron, copain. On l'a dit cabotin. Erreur : il ne se donnait pas en spectacle, mais il ne pouvait ignorer qu'il était un spectacle par l'effet naturel de sa notoriété. Alors, il bougeait et parlait en conséquence. Il jouait à être Fellini. Pour rire et pour faire plaisir. Cette alternance de concentration intense quand la caméra était au rouge et de décontraction gamine entre deux plans créait une sorte de rythme musical, binaire et syncopé. Certains ont dit – mais les jaloux sont partout – que cette attitude conviviale était une ruse, que Fellini cajolait son entourage pour mieux l'exploiter, pour extraire le meilleur de chacun à des fins artistiques, à tout le moins professionnelles, qu'il pompait le jus et jetait la pulpe. Ce n'est pas parce qu'il est mort que je dis : mensonge. Fellini était un être naturellement généreux, superbe et généreux, généreux comme dans ses films où il offrait tout ce qu'il avait de meilleur à profusion. Cadeau la splendeur des couleurs ; cadeau l'ivresse du mouvement qui déplace les couleurs ; cadeaux la richesse et la surabondance des personnages ; cadeau le volume sonore et, par parenthèse, le volume et les formes de ses amies les géantes volumineuses. Il aimait tout : les monuments, les idées, les formes, les musiques, les mots, les gens, surtout les gens, les princes et les vagabonds, les tendres et les malins, les bons et les méchants, Gelsomina et Zampano. Vous et moi. Gilbert Salachas (avec son aimable autorisation – tiré du coffret "<u>Artistes de cinéma</u>" édité aux Ateliers Akimbo) |
Page générée en 0.10 s. - 23 requêtes effectuées
Si vous souhaitez compléter ou corriger cette page, vous pouvez nous contacter