Le film commence sur un couple qui entre dans un hôtel d'une petit ville française située à frontière. Les villageois présents dans le bar de l'hôtel reconnaissent dans l'homme qui vient d'entrer, Monsieur Lange, recherché par la police. Avant qu'ils ne la dénoncent, la maîtresse de Lange explique comment est-ce que le crime a eu lieu.
C'est avec la certitude, d'entrée de jeu, que Lange est un meurtrier qu'on découvre donc le personnage de Lange. Le décalage est grand entre ce que l'on sait de son destin et le personnage rêveur, gentil, doux, incapable de faire de mal à une mouche. Il est la bonté incarnée. Seulement, Lange qui porte merveilleusement bien son nom a en face de lui le diable en personne (joué par Jules Berry
qui sera habitué à la chose) avec Batala, un des plus beaux personnages de salaud que le cinéma français ait connu. A la bonté de Lange répond l'esprit le plus vil qui soit (voleur, arnaqueur, proxénète, voire peut-être même assassin, ne respectant rien et encore moins le monde des prêtres). A la douceur de Lange répond le charisme de Batala qui réussit, sans cacher qu'il est un salaud sans cœur, à séduire toutes les femmes qu'il souhaite. Un peu comme une tragédie, l'irrémé
diable n'a plus qu'à arriver.
A ce niveau là de lecture de l'histoire, à un niveau qu'on pourrait dire humain, psychologique, on est dans un schéma que
Jean Renoir
a déjà exploré cinq ans plus tôt dans
La Chienne.

Ici, Lange remplace
Michel Simon
et Batala le proxénète fort en gueule. Dans les deux cas, le « gentil » est un artiste, rêveur, guère habitué aux femmes et qui va apprendre la vie à son contact, permettant alors à son art d'être reconnu et apprécié. L'un en apprenant ce que la vie a de meilleur (Lange grâce à Valentine, personnage positif) l'autre en apprenant ce qu'elle a de pire (Michel Simon à cause d'une femme négative). Dans les deux cas, également le vrai assassin s'en sort à la fin du film et va apprendre une nouvelle vie dans une nouvelle société (la clochardise pour Michel Simon et l'avenir totalement ouvert du plan final de la plage pour Lange et Valentine).
Seulement, Lange n'est pas La Chienne et si la Chienne est dans Lange, l'inverse n'est pas vrai. Lange va plus loin en développant une lecture également sociale (quasiment absente dans la Chienne)
très forte, très révolutionnaire pour l'époque et qui constituera une sorte de crédo chez Jean Renoir.

Convaincu que la police est derrière lui, Batala se fait passer pour mort et sa petite imprimerie se reconstruit en une coopérative, un endroit sans patron, ou plutôt un endroit ou tout le monde est le patron. Le groupe décide, le groupe travaille et le groupe partage les profits. A la disparition de Batala, le groupe est heureux, épanoui, et bien sûr l'imprimerie fonctionne également bien. Seulement quand Batala revient pour reprendre son dû, le conflit éclate et s'achève par la mort du tyran-patron. Lange incarne alors le héros renoirien de l'ouvrier, chez qui la personnalité, l'individualité ne peut s'exprimer que dans le groupe qui agit comme un catalyseur au sens chimique du terme, qui ne fait que déclencher une réaction sans y participer en lui-même.
Le crime de Monsieur Lange
est réalisé encore sous gouvernement Laval, un an avant le Front Populaire…
La mise en scène du
crime de Monsieur Lange
est d'une très grande beauté et d'une grande poésie. L'idée géniale se trouve d'abord dans le décor : une cour parisienne avec une blanchisserie et une imprimerie, ainsi que des appartements.. Bref tous les décors du film (ou presque) en un seul endroit. La cour symbolise évidemment le microcosme de la société, comme le fera bien plus tard
Alfred Hitchcock
dans
Fenêtre sur cour,

mais constitue également une sorte de théâtre dans lequel la caméra de Renoir se promène avec une liberté éblouissante. Renoir travaille essentiellement en plan séquence au tournage, c'est-à-dire chorégraphiant les mouvements des personnages dans l'espace avant de décider de comment tourner la scène. Du coup, la liberté physique est donnée aux comédiens comme rarement ils ont pu l'avoir avant ce film. Ça bouge, ça s'appelle, ça crie, bref, ça vit.
Et puis, il y a Jacques Prévert
au scénario et aux dialogues. Et définitivement, il est le plus grand dialoguiste de l'histoire du cinéma français…