Entre le ciel et l'enfer est tout d'abord un récit policier solidement charpenté, dont le sens du suspens est phénoménal. Rien ne se passe comme prévu, et de fait, le spectateur n'est pas en mesure de deviner l'évolution du récit. Ce spectateur est placé dans la peau des personnages, et déchiffre en même temps qu'eux les énigmes qui composent le récit, ce qui le tient en haleine. Kurosawa démontre également son excellence dans la façon d'intégrer l'espace dans une narration. L'enquête des policiers, qui établissent progressivement un lien entre un dessin et leur environnement, la combinaison de trois visions différentes et simultanées concernant un même paysage, génèrent des séquences anthologiques.
Mais Entre le ciel et l'enfer brosse également le portrait d'individus, de groupes, et d'une société moderne et capitaliste. Il constitue une réflexion poussée concernant les fondements d'une société de ce type, reposant sur des classes sociales, stratifiées par des rapports de force (ainsi les relations qui s'établissent entre le Maître des lieux et son chauffeur). Kurosawa montre aussi comment une société de ce type, dominée par des prédateurs, s'appuie également sur des institutions (telle la police) et des corporations (comme celle des cheminots), lesquelles ont leurs propres lois internes et externes. Ainsi la police établit-elle sa propre justice vis à vis des criminels et développe-t-elle en interne une solidarité et une égalité entre ses membres (la séquence de la réunion collégiale de l'enquête en est une belle illustration). Ces institutions contrebalançent l'individualisme vers lequel tend le système économique. L'instabilité d'une économie de marché est opposée à la stabilité des institutions et des corporations.
Entre le ciel et l'enfer est aussi une réflexion brillante de ce qui est constitutif du bien et du mal. Chacun des individus du récit, quelle que soit sa place dans la société (chauffeur, policier, responsable d'entreprise,…), par sa réflexion et son action, est amené à se positionner par rapport à des règles morales qui dépassent les règles de la société capitaliste. Ce sont les règles constitutives de la société humaine depuis la nuit des temps, et qui définissent les notions de bien et de mal. Kurosawa montre un individu qui définit au quotidien sa place Entre le ciel et l'enfer.
En filigrane, l'idée que le salut de l'homme passe par une renonciation à des besoins primaires, tels que la satisfaction matérielle et la reconnaissance sociale, qui sont les moteurs d'une économie de marché. Comme on le voit, ce récit en apparence policier, aborde en réalité une multitude de sujets divers et essentiels, dans un ensemble d'une grande cohérence et d'une belle envergure !
La construction du film est, quant à elle, impressionnante et très novatrice : au style théatral du début, en adéquation avec les thèmes réflexifs développés (quelle attitude doit-on avoir par rapport à l'argent, au chantage, …) succède un style très dynamique qui impulse un rythme d'enfer à l'enquête policière, méthodique et frénétique, mise en oeuvre pour débusquer les criminels.
Puis un style qui fait une synthèse entre les codes du cinéma expressionniste, et ceux du cinéma moderne, alors naissant, des années soixante, pour jouer sur les clair-obscurs, sur les reflets de lumières, et pour représenter l'errance mentale du criminel. A chaque style correspond des personnages principaux et secondaires différents.Ce film, s'il semble avoir été influencé sur le fond et la forme par M le maudit, a visiblement influencé à son tour des films ultérieurs, dont américains. Ainsi la scène ou l'on voit de l'intérieur d'une pièce l'extérieur sombre au travers de rideaux flottants dans le vent, est reprise en partie dans Le parrain 2.
Sin city
s'inspire visiblement également de la structure narrative et de l'esthétique de ce film : points de vue multiples, récits croisés, vues en plongée pour représenter le monde chaotique, reflets clairs dans les lunettes d'un personnage au milieu d'un décor sombre, violence déjantée.
Il faut donc redécouvrir ce film génial, somme et pivot du cinéma, dans les salles ou en dvd…
Les deux précédents messages décrivent bien Entre le ciel et l'enfer, qui est effectivement un excellent film, aux thèmes multiples. S'il y a (petit) bémol, ce serait dans l'excessive lenteur de l'enquête policière, qui prend une place énorme dans le récit, et qui si elle devait être novatrice en 1963, se révèle à l'ère des Experts
ou Without a trace
télévisés, rediffusés à longuer d'année, quelque peu fastidieuse. Le même défaut alourdit également des classiques U.S. comme Quand la ville dort
ou Chasse au gang.
La composition de Mifune est admirable : du capitaliste psychorigide des premières séquences, on le voit évoluer lentement quand l'ombre de la ruine se profile. Il retrouve ses réflexes d'ancien pauvre, et le voir s'asseoir par-terre pour bricoler un sac, émeut les policiers, et donne toute sa chair au personnage. Regrettons qu'il disparaisse quasiment pendant une heure du film. Nakadai
est également excellent en jeune flic élégant et maître de lui, pris par une naïve compassion pour ce patron ruiné.
L'ultime face à face entre le tueur et Mifune est aussi brève que surprenante, préfigurant un peu Le silence des agneaux,
et n'apportant aucune satisfaction à personne. "Pourquoi se haïr ?" demande Gondo, sans obtenir de raison valable. La jalousie, la misère, l'inégalité… Le film se clôt de façon abrupte, efficace, effaçant le petit sentiment de lassitude provoqué par les longues séquences dans les bas-fonds, ou au commissariat.
« S'il y a (petit) bémol, ce serait dans l'excessive lenteur de l'enquête policière, qui prend une place énorme dans le récit, et qui si elle devait être novatrice en 1963, se révèle à l'ère des Experts (…) quelque peu fastidieuse. »
Il faut croire que le passage du temps ne me fait pas le même effet qu'à vous. J'ai au contraire été fasciné par l'aspect très procedural, très technologique de ce polar de 1963. Je crois même que ça aiderait certains spectateurs d'aujourd'hui à apprivoiser ce vieux film, justement parce qu'on est là sur un terrain étonnamment familier. Je pense que le choix d'un très jeune chef-inspecteur pour mener l'enquête est relié à cette dimension du film : il aurait semblé bizarre que, disons, Takashi Shimura en vieux commissaire soit au fait ou même pense à utiliser les caméras super8 au moment de la remise de rançon dans le train, les produits chimiques pour suivre l'argent à la trace, ou même les écoutes téléphoniques… alors que le jeune et brillant flic joué par Tatsuya Nakadai –
avec son style de jeu "américain", comme on disait alors de lui au Japon – incarne un esprit nouveau en matière d'enquêtes criminelles. Aussi la seconde partie du film ne m'est pas parue fastidieuse du tout, au contraire.
Notons un détail dans la rubrique rendre à César ce qui appartient à César : l'idée de la fumée rose qui se dégage de l'immeuble en noir et blanc nous amène à croire que monsieur Kurosawa a fort probablement vu La Rivière Fuefuki,
où ce procédé des appliques de couleurs vives sur l'image en noir et blanc est utilisé à profusion.
De la couleur sur une image noir & blanc ? Cet effet était totalement absent de ma copie !
A-ha !! (Cri du Bon découvrant le Méchant au moment où il s'apprête à enlever la Belle). Et dites-moi Jarriq, quel est donc le nom cet éditeur félon, qui n'a pas reproduit le cool détail rose ?? Remarquez que je troquerais bien un peu de fumée rose pour avoir des sous-titres français sur le Criterion…
Perplexité…
J'ai vérifié sur ma copie (Wild Side, collection AK), et – je deviens peut-être daltonien ! – je n'ai noté aucune coloration rose ou autre.
Coloration présente sur la copie que j'ai vue au cinéma, suscitant des "oh" et des "ah" de la part du public!
Je vérifierai sur un autre moniteur.
Revu via le blu-ray qui vient d’être publié par Wild Side. L’image en noir et blanc et le son restaurés mettent logiquement en valeur Entre le ciel et l’enfer réalisé par Akira Kurosawa
en 1963. La fameuse fumée rose, qui signale la combustion de la valise du malfaiteur, est bien présente, alors que de mémoire elle est absente d’éditions dvd antérieures. Le film est archi-commenté ci et là, parfaitement présenté sur la jaquette arrière de la présente édition, et il n’est point utile de se livrer à une analyse pointue du fond et de la forme de l’œuvre. Plus intéressantes peuvent être les impressions subjectives –sans doute favorables- que le spectateur contemporain lambda peut exprimer. La première impression en ce qui me concerne est celle d’un huit clos intérieur et théâtral très bien construit. La présentation des enjeux et des personnages est parfaitement réalisée. Il n’y a pas un mot de trop, pas une image inutile ne portant pas impeccablement le récit. Tatsuya Nakadaï
(le pote de Arca1943) fait jeu égal avec Toshiro Mifune,
chacun dans son meilleur registre. Force de caractère, coups de gueule de la part de Mifune, alors que Nakadaï opère dans le registre de la modération, du compromis. Le client et son consultant. Les 55 minutes que dure cette partie font réfléchir. Les nombreux personnages expriment des états d’âme, tout en se déplaçant physiquement dans la pièce unique. On suit, on adhère, on s’interroge, on ne s’ennuie pas (le contraste avec le par trop répétitif Les feux de la plaine
vu la veille est saisissant). Cette première partie de Entre le ciel et l’enfer
est divertissante et réflexive, mais sans doute pas suffisante pour aboutir à un résultat probant.
Sans la suite et le changement radical de style de narration, gérant cette fois des déplacements dans de larges espaces extérieurs, le film ne serait simplement que très intéressant, mais sans plus. Au fur et à mesure que le récit avance, à grands coups d’idées novatrices (de fond et de forme), l’œuvre acquiert le statut d’incunable du septième art. La dernière demi-heure est impressionnante de virtuosité. Une gestion de l’espace parfaite : bords de mer, village de pêcheur, hauteurs de la ville, réseau de chemin de fer, night-club, quartier rouge, nous suivons au plus près les personnages dans leurs déambulations. Les classes sociales, l’activité humaine sont dépeintes avec force… Points de vue croisés, effets de surprise constants, multiplication des lieux de tournage : l’impression via une enquête policière somme toute classique d’un portrait de l’humanité, de ses ressorts apparents ou masqués. Entre le ciel et l’enfer ressemble beaucoup à Chien enragé
(1949) du même Kurosawa : le thème du « double », la poursuite dans un milieu urbain, la rencontre avec les couches basses de la population, sont présentes dans les deux œuvres. Points forts communs : les digressions qui élargissent le sujet central et le renforcent. La séquence dans le club (avec des soldats noirs américains dans les bras des prostituées) évoquent la séquence au sein du cabaret de Chien enragé.
Les effets sonores (bruit du tramway, voix en arrière-plan lors du décompte des billets) et la musique –discrète- de Entre le ciel et l’enfer
sont remarquables et, participent à la création d’un univers de fiction avec toutes les apparences du réel.
L’impression finale –forcément subjective- au terme des 140 minutes de l'oeuvre est celle d’un des meilleurs films jamais tournés toutes époques et tous lieux confondus, situé en particulier dans le top 5 des meilleurs films policiers avec Le parrain 1, Le parrain 2,
Le grand sommeil,
Quand la ville dort.
Entre le ciel et l’enfer
me semble au final mieux passer l’épreuve du temps que d’autres classiques de Kurosawa, tel que le remarquable mais austère Le château de l’araignée.
Certains films de Kurosawa pourtant réputés me déplaisent par certains aspects : trop noirs (Les bas-fonds,
Vivre dans la peur,
…), trop austères et sans humour pour d’autres. Mais l’œuvre globale de Kurosawa est bien là, avec ses sommets innombrables, et elle pèse lourd dans la balance du cinéma.
« Tatsuya Nakadaï (le pote de Arca1943) fait jeu égal avec Toshiro Mifune.
»
Avoir à la fois Mifune et Nakadai
dans un film, c'est déjà en soi une bonne raison de le voir.
Il semble qu'ils ont été réuni quatre fois à l'écran : outre ce présent film, Rébellion, Sanjuro,
et Le garde du corps.
Sans oublier Le Sabre du mal, Bakumatsu,
A Dangerous Hero (1957) et quelques autres.
Effectivement. J'en place quelques-uns (Rebellion,A dangerous hero…) sur ma short-list des films à voir.
Dans le cas de A Dangerous Hero, je ne sais trop de quoi il retourne, mais il me le faut ! Au grand dam (ou au moyen dam?) d'Impétueux, ma fièvre de films de sabre ne s'est pas résorbée…
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