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Sujet : Vanité incantatoire


De Impétueux, le 3 novembre 2021 à 14:26
Note du film : 0/6

On peut penser que Jean Cocteau avait trop de talents divers pour en posséder un seul éclatant. Touche-à-tout de génie, selon ses admirateurs, il laisse, de fait, encore une trace, mais bien davantage comme celle d'un prince désinvolte qui éblouit les jeunes générations de son époque, un lanceur de modes éphémères, un poète dont on serait aujourd'hui bien en peine de citer trois strophes, un romancier oublié, un cinéaste dont on ne se rappelle que La Belle et la Bête, qui doit tout à l'originalité du conte de fées écrit par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont et au talent baroque envahissant du décorateur Christian Bérard.

Il a enchanté le beau monde brillant de formules brillantes et drôles, quelquefois profonde ; en voici deux : – Si votre maison brûlait, qu’emporteriez-vous ? – Le feu ! et La poésie est indispensable. J’ignore à quoi. Mais ce genre de brio et d'éclat ne passe pas si facilement au cinéma. Et c'est pourquoi Orphée est un monument de ridicule et d'ennui, de fausseté et d'enfantillage que – je l'avoue sans gêne aucune – je n'ai pas pu suivre jusqu'au bout, faisant sauter les dix dernières minutes de ce monument gratuit.

Il est vrai qu'y plastronnaient deux de mes têtes de Turcs abhorrées, deux de ces acteurs surévalués des années 40 et 50 et suivantes, deux de ces statues de saindoux hiératiques, pénétrées de leur importance, incapables l'une et l'autre de faire éclore la moindre émotion. La tête-à-claques majuscule, guindée, absente de Maria Casarès – qui suffirait presque à gâcher, (avec son complice Jean-Louis Barrault, il est vrai) Les enfants du Paradis et qui, Dieu merci, s'est davantage consacrée au théâtre qu'au cinéma, où elle n'avait vraiment rien à faire. Et le figé, marmoréen, musculeux, à gueule de statue nationale-socialiste Jean Marais qui a trimballé pendant cinquante ans sur la scène et sur l'écran son physique avantageux et sa totale absence de talent;

Tout cela ne pourrait être rien, finalement. Tout aussi catastrophiques acteurs, Yves Montand (mauvais acteur à l'époque) et Nathalie Nattier ne parviennent pas à gâcher totalement le naufrage grandiose des Portes de la nuit. Mais Jacques Prévert et Marcel Carné avaient un autre talent cinématographique que le virevoltant Jean Cocteau, qui se perd et s'emberlificote dans une reconstruction, une modernisation, une adaptation de l'éternel mythe d'Orphée à l'époque du tournage (1950).

C'est naturellement trop écrit, sur un ton suffisant, qui se veut altier mais qui ne fait que se hausser du col ; c'est plein de jactance, c'est dramatiquement artificiel, pompeux, tordu, ce serait involontairement hilarant si ce n'était pas accablant d'ennui. Ce n'est pas un mauvais film, c'est pire : c'est grotesque, ridicule, accablant de suffisance. Et cette chape de plomb pèse sur tout le monde ; on ne pouvait certes pas attendre grand chose de Juliette Greco, qui fait une apparition, ni de Marie Déa, aussi insignifiante que dans Les visiteurs du soir. Mais on pouvait espérer que François Périer, dans le rôle important d'Heurtebise, s’en sorte alors qu’il paraît comme accablé par la nullité de ce qu'il lui est demandé de jouer  ; Henri Crémieux, Jacques Varennes font le minimum syndical et on note la très brève présence incongrue de Jean-Pierre Melville.

Il n'y a pas une idée, pas une image, pas une réplique à sauver. Un naufrage.


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De DelaNuit, le 6 janvier 2022 à 19:22
Note du film : 6/6

Issue de la mythologie grecque, l’histoire d’Orphée et Eurydice conte comment le poète aimé des dieux, dont la musique et les chants émouvaient même les pierres, descend chercher son épouse défunte aux Enfers, et réussit à en charmer les ombrageuse divinités au point d’obtenir l’exceptionnel retour de celle-ci parmi les vivants… à condition de ne pas se retourner sur elle tant qu’ils ne sont pas remontés à la surface. Hélas (et pouvait-il en être autrement ?) le geste fatal met un terme à l’aventure.

Ce récit mêlant l’amour fou, l’art et la mort avait de quoi marquer les esprits, d’où son succès puisqu’il fait aujourd’hui encore partie des anciens mythes les plus connus. Il contient pourtant bien des éléments curieux et déroutants, tant il se réfère à une spiritualité lointaine et complexe que les religions ultérieures n’ont cessé de caricaturer pour mieux la diaboliser ou la ridiculiser. Pour les anciens, la descente d’Orphée aux Enfers (entendons par là les « Inferi » c’est-à-dire le monde « inférieur » séjour des âmes des morts, sans la connotation satanique que le terme mis au singulier a pris depuis) renvoyait avant tout à des rituels chamaniques d’accompagnement des âmes vers l’autre monde par un guide dont le sens, progressivement perdu, a laissé place à cette belle histoire d’amour. D’où peut-être les autres aspects surprenants de la légende tels le refus du commerce des femmes ou les amours masculines d’Orphée après la disparition définitive d’Eurydice, ainsi que sa mort par démembrement causée par les Bacchantes frustrées de sa froideur à leur égard : une fin réconciliant son art « apollinien » avec son versant « dionysiaque » (en référence au dieu démembré puis revenu à la vie) qui valurent à Orphée d’être considéré comme le père d’une nouvelle religion dite salvatrice, l’Orphisme (dont Pythagore fut un des plus illustres représentants) en ces temps où, d’Adonis à Osiris, l’idée d’un dieu mort et ressuscité agitait le pourtour méditerranéen avant d’évoluer vers la religion que l’on sait.

C’est surtout l’histoire d’amour et son issue fatale qui inspira les artistes à travers les siècles. L’opéra en livra des monuments encore admirés aujourd’hui (Monteverdi, Gluck) et même l’opérette : ce cher Offenbach, dans un délire parodique digne de sa « Belle Hélène » s’autorise dans son « Orphée aux Enfers » des libertés en imaginant un Orphée qui n’est plus guère amoureux de sa femme (laquelle le lui rend bien) et s’accommodant parfaitement de l’enlèvement de celle-ci par le dieu des morts… mais obligé de descendre aux Enfers pour la chercher sous la pression de l’Opinion Publique, personnage allégorique fort puissant pour qui vit de son art et dépend de la faveur des foules ! La célèbre opérette s’achevait par une bacchanale trépidante au fin fond des dits Enfers où les dieux eux-mêmes se livraient à ce Cancan dont la reprise par les danseuses du Moulin Rouge fait encore la célébrité des nuits parisiennes.

Le cinéma s’est à son tour maintes fois emparé d’Orphée et Eurydice. Parfois ouvertement (Orpheu Negro de Marcel Camus situant l’action pendant le carnaval de Rio, L’homme à la peau de serpent de Sidney Lumet d’après la pièce « La descente d’Orphée » de Tennessee Williams, où Orphée alias Marlon Brando troque sa lyre pour une guitare en descendant aux Enfers du vieux Sud raciste et intolérant), parfois de façon plus allusive (le thriller Vertigo / Sueurs froides d’Hitchcock d’après « D’entre les morts » de Boileau et Narcejac, ou même la science-fiction de Solaris d’après Stanislaw Lem). Le sujet se prête visiblement à de nombreuses variations.

Parmi celles-ci, l’Orphée de Cocteau, adapté de sa propre pièce, occupe une place à part. Situé dans l’environnement contemporain du tout début des années cinquante, le film prend lui aussi ses distances à l’égard de ses racines antiques (simplement rappelées par quelques sculptures mythologiques dans le décor, telles la Diane de Gabies) en replaçant son poète (Jean Marais) dans un climat inspiré du Saint-Germain des Prés de l’époque, ce qui présente l’avantage de situer l’œuvre dans son contexte historique et culturel.

Le film assume toutefois sa part fantastique en faisant à son héros traverser le miroir au sens propre comme au figuré (telle une surface aqueuse) pour découvrir l’envers du décor. Seulement celui-ci n’a rien de merveilleux… Il s’avère une froide, inflexible et kafkaïenne administration de l’au-delà avec ses rouages et ses fonctionnaires, communiquant par des phrases codées perceptibles chez nous sur certaines ondes, et dont les messages chiffrés rappellent ceux de la deuxième guerre mondiale encore toute proche. Exemple : « Un seul verre d’eau éclaire le monde » … « Les miroirs feraient bien de réfléchir davantage, je répète… » ou encore « L’oiseau chante avec ses doigts ! » coquin rappel du chant du « coq gaulois » de Rimbaud et Verlaine.

Cocteau insuffle ainsi une ineffable logique dans son monde fantastique. Les miroirs sont en effet les voies royales par lesquelles la Mort va et vient puisqu’il suffit de s’y regarder toute sa vie pour y constater les traces que son action inéluctable laisse sur notre visage… De même, quelles meilleures pourvoyeuses en victimes que les guerres ?

Parmi les fonctionnaires infernaux affairés, le personnage énigmatique surnommé « la Princesse » (alias Maria Casarès) est chargé d’organiser dans notre monde le trépas d’un certain nombre d’élus. L’une des originalités du scénario est de faire d’elle non pas « la Mort » mais l’une des figures de celle-ci parmi d’autres. En l’occurrence ici : la Mort d’Orphée. L’autre originalité est qu’Orphée, forcément narcissique comme tant d’artistes (et Cocteau lui-même, l’assumant totalement) tombe amoureux d’elle, puisque fasciné par l’idée de sa propre mort, qui seule pourrait le rendre immortel… Le sort d’Eurydice devient ici finalement assez secondaire puisque les enjeux mélodramatiques sont détournés vers cet autre couple inattendu.

Alors on peut, selon que l’on apprécie Cocteau et son univers ou pas, se montrer ou non réceptif à l’étrangeté du film mêlant aspects poétiques et triviaux, trouver sympathiques ou dépassés les bricolages dont il use et abuse (notamment les ralentis ou les images projetées à l’envers, effets originaux en leur temps mais galvaudés depuis)… mais par son choix jamais vu de déplacer l’histoire d’amour d’Orphée et Eurydice vers Orphée et sa Mort, Cocteau place son film radicalement hors de toute comparaison et en fait un incontournable de toute étude ou curiosité sur le sujet.

A noter : Cocteau reprend le thème du poète et de son rapport à l’au-delà dans son film testament de 1959 justement nommé Le testament d’Orphée où il se donne cette fois-ci ouvertement le rôle du poète, et fait réintervenir des personnages d’Orphée : la Princesse Maria Casarès, l’ange Heurtebise (François Périer), ou le jeune Cégeste (Edouard Dermit)… En 1985, c’est Jacques Demy qui, marqué par ce film, s’en inspirera à son tour dans Parking en imaginant, sur des mélodies de Michel Legrand, que la Mort moderne va et vient en traversant les murs des parkings souterrains de nos modernes cités, et en confrontant le chanteur à succès Francis Huster (pourtant guère doué vocalement, mais il y en a bien d’autres dans notre réalité !) à un Jean Marais vieillissant promu cette fois-ci dieu des Enfers !


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