Il me parait peu probable de regarder La ligne de démarcation sans faire une comparaison avec L'armée des ombres. En cette période sombre de notre histoire, pour reprendre le leitmotiv fourre-tout ânonné à tout va, la France est malade. La peste brune est de retour et si les casques à pointe ne sont plus à la mode, la haine viscérale est bien à nouveau au rendez vous de l'Histoire. Claude Chabrol a choisi de nous parler de la guerre subie alors que Jean-Pierre Melville nous conte par le détail l’héroïsme et le civisme zélé de ses Ombres qui, par leurs actes, disent Non. Dans le film de Chabrol, il n'est question que d'atmosphère. Lourde, résignée. La guerre est venue déranger la vie de Quelques messieurs trop tranquilles dont le renoncement fait peine à voir. Le train-train quotidien s'est emparé d'une langue qui gêne.
Et si l'Angleterre, elle, montre l'exemple de la résistance sous les traits de la très jolie Jean Seberg, du sacrifice inutile d'un médecin incarné par Daniel Gélin, c'est un village abattu, accablé qui tolère par force et qui, même, profite de la situation. Nous ne sommes pas dans les infamies du Au bon beurre très Parisien, mais la gangrène est quand même là, pourrissant le cœur des hommes. La scène dans la forêt entre Roger Dumas et Mario David illustre parfaitement le côté abject et puant qui peut vêtir un homme mercantile devant l'attrait pour de l'argent censé ne pas avoir d'odeur. Dans L'armée des ombres, les protagonistes se démenaient pour un idéal. Ils se sentaient, à tort ou à raison, investis d'une mission touchant au sacré. Dans La ligne de démarcation, dès le départ du film, correspondant à l'arrivée de Maurice Ronet, sous un ciel des plus bas et une musique inexorable voire désespérée, le ton est donné. C'est perdu ! Maurice Ronet, inconsolable vaincu, fait encore le beau devant l'étranger installé en son domaine. Mais il ne peut rien faire d'autre, aigri par une défaite qu'il n'imaginait pas. Il est "arrivé". Ventura, dans L'armée des ombres est un guerrier au regard lourd, certes, mais reste un guerrier. La peur domine ce film, signe que le danger est permanent et peut, éventuellement, révéler à des hommes un courage qu'ils ne soupçonnaient pas.Jean-Pierre Cassel profitera de cette guerre pour le savoir, presque timidement et surtout très humblement par rapport à un Lacombe Lucien, abruti, qui se servira de la guerre comme un détestable tremplin. La ligne de démarcation et l'armée des ombres, ces deux films à qui ont ne peut reprocher que très peu de défauts, nous montrent qu'une guerre se vit, très paradoxalement, comme peut se vivre un bonheur. De mille façons. La bataille du rail n'est pas La traversée de Paris. Dans le premier, il faut tracasser l'envahisseur au plus près. Dans le second, il faut bouffer quand même. Dans Le silence de la mer, la résignation muette devient une arme contre l'ennemi, alors que Léon Morin, prêtre profitera de cette période trouble pour faire évoluer les consciences et la foi. Le dernier métro, parce que le spectacle continue, ce qui a valu tant de déboires à tant d'artistes après guerre. Marie-Octobre parce que l'amour, même au cœur de la tempête, peut tout faire basculer. Effroyables Jardins, parce que la lâcheté et la bêtise peuvent emmener des hommes là ou ils ne se seraient jamais rendus tous seuls… Mille guerres ! Et autant de regards à porter dessus. Tant d'hommes, de consciences. Tant de courage et de je m'en foutisme.
Chabrol a opté pour une espèce de chronique, de vie au jour le jour, dans une campagne bien française hantée par des bien Français. C'est une guerre aussi, même si il n'y a que peu de chances pour qu'on voit dans ce village Fortunat, les yeux embués de larmes devant une plaque disant qu'ici, il y a quelques mois, son ancienne institutrice fut fusillée pour cause de résistance. Une certaine appréhension de la guerre. Avec des occupants que Lino Ventura qualifiait de jean-foutre dans L'armée des ombres et qui là se révèlent juste inopportuns. Dans ce village là, le bistrot râle, le coiffeur coiffe, le curé bénit, l'instituteur n'aime pas les curés, les femmes sont à la cuisine et les Juifs passent… Bien sûr, les Allemands sont là. On leur reproche même narquoisement de parler français quand ils sont entre eux. Et alors ? Il faut battre la langue pendant qu'elle est chaude. N'ont-ils pas voulu emporter chez eux les plus belles de nos œuvres ? Et si, comme le précise Gabin dans La traversée de Paris, ça les flattait de parler français ?… Et puis ils sont là pour nous faire savoir en français, et tant mieux, que le calme ambiant et défaitiste décrit par le metteur en scène n'est peut-être que poudre aux yeux. Car la fin nous réserve une bien belle surprise.Normal. C'est la guerre, après tout. Et c'est un bien beau film..
"Eh, pourquoi personne ne veut me dire s'il est bien, ce Chabrol ? C'est un secret ? "
Non, du tout : c'est ma prochaine cible et je me confierais à vous, mon cher "1943".
"La panoplie militaire Allemande lutte contre la panoplie de survie du citoyen qu'il soit cafetier, gendarme, coiffeur, curé, aristocrate ou passeur, L'homme ne débat avec l'homme que par la différence d'une enseigne vestimentaire."
Et bien, je répondrai par la même occasion à cette vision prophétique des choses !
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