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Un chef d'oeuvre oublié


De vincentp, le 25 avril 2010 à 22:41
Note du film : Chef-d'Oeuvre

Voici un descriptif détaillé de la séquence évoquée un peu plus haut, puis mon analyse. Cette séquence a suscité en moi une réaction émotionnelle… Un autre spectateur pourra rester de marbre… Plusieurs lectures différentes de cette séquence pourront être réalisées par des spectateurs différents.

Le contexte dans lequel s'inscrit cette séquence est le suivant : Dan Kehoe (Clark Gable) a investi un ranch occupé par quatre jeunes femmes cornaquées par leur belle-mère, Jo Van Fleet (les gendres sont en prison). Un trésor de 100 000 dollars est caché dans le ranch et Gable est à sa recherche. Parmi les jeunes filles, dont il recherche l'appui, il y a Eleanor Parker (Sabina McDade), fille intelligente et bien éduquée, Jean Willes (Ruby McDade), panthère volcanique, Barbara Nichols (Birdie McDade), fille facile et un peu nunuche, et Sara Shane (Oralie McDade), gentille, sage et bien intentionnée. Gable a fait connaissance de ces cinq personnages féminins (si l'on tient compte de la belle-mère). Débute la séquence en question à la 40° minute, 53° seconde.

40° minute 53° seconde :
IMAGE : Plan moyen, nous sommes dans le séjour de la maison. Eleanor Parker, située sur la gauche du cadre, est assise sur un rocking-chair et se balance lentement. Jean Willes est allongée, endormie, sur un divan situé sur la partie centrale du cadre. Gable entre dans le champ et se déplace en arrière-plan de l'image, de la gauche vers la droite du cadre, sous le regard de Eleanor Parker, en regardant celle-ci, et en étant placé de trois-quart par rapport à la caméra.
SON : ronflement de Jean Willes.

40° minute 56° seconde :
IMAGE : plan identique, Gable s'arrête au milieu de la pièce, regarde Eleanor Parker, puis fait un pas dans sa direction.
SON : dialogues entre Parker et Gable (et toujours le ronflement de Jean Willes).
Parker : - « Vous n'avez pas diné, monsieur Kehoe ! Vous êtes toujours aux aguets ?
Gable  : – c'est vrai, je suis d'une nature curieuse, miss Sabina… Peut-être que vous me mettrez sur la voie un jour….
Parker : – oh, quant à ça, j'en doute »

41° minute 15° seconde :
IMAGE, plan identique, Gable reprend son déplacement vers la droite du cadre, passe derrière Jean Willes, toujours endormie, et s'assoit derrière un harmonium, face à la caméra. Gable regarde sur sa gauche, comme Parker au même instant : leurs regards ne se croisent plus. Le cadre est équilibré par la présence à ses deux extrémités latérales de Gable et Parker. Gable et Parker sont éclairés, l'un et l'autre, par une lampe située derrière eux. Parker porte une jupe noire et un corsage blanc, alors que Gable porte une chemise blanche et un gilet noir. Équilibre de position, de mouvement, mais aussi tonal. Au centre, séparant ces deux personnages, allongée, Jean Willes tranche par la couleur rouge de sa robe accordée au divan.

41° minute, 27° seconde :
IMAGE : plan identique, Gable se met à bouger sur sa chaise. Nous ne voyons pas ses mains, juste le mouvement de ses épaules. Détail important : le spectateur, comme les personnages féminins, ignore à ce moment-là que Gable sait jouer de l'harmonium. Parker, toujours sur son rocking-chair joint ses deux mains sous son visage. Jean Willes se redresse sur son divan et regarde Gable.
SON : des notes provenant de l'harmonium.

41° minute, 33° seconde :
IMAGE : plan identique, entrée dans le champ vue de dos de Sara Shane, qui se place verticalement entre Jean Willes et Gable, face à la caméra. Au même instant, entrée à son tour dans le champ, exactement de la même façon, de Barbara Nichols, qui se place verticalement entre Sara Shane et Gable, face à la caméra. Le déplacement de Sara Shane est accompagné par un déplacement de la caméra (immobile depuis près de 45 secondes). La caméra opère un recadrage : nous sommes désormais situés plus près du groupe des quatre personnages (Willes-Shane-Nichols-Gable). Eleanor Parker n'est plus dans le champ de la caméra.
SON : des notes de l'harmonium. Au moment de l'entrée dans le champ de Barbara Nichols, Gable se met à fredonner.

41° minute, 51° seconde :
IMAGE : plan moyen, plus près des personnages que le précédent plan, conséquence du mouvement de caméra précédent. La caméra est à nouveau immobile.
SON : Gable se met à chanter une cantique.
Gable : « - Notre Père vous offre sa main. Il prépare l'avenir pour chacun. »

42° minute, 5° seconde :
IMAGE : plan moyen identique, Gable regarde Sara Shane, souriante, située à ses côtés, sur sa droite, et opine du chef en sa direction. 
SON : Gable : « -que l'on prie… 
Shane : - vous et moi…
Gable : – vous et moi…
Puis Gable, Shane, Willes et Nichols (débit plus rapide) : – mes amis son temps bientôt viendra
Gable : -vous et moi… »

42° minute, 14° seconde :
IMAGE : plan américain sur Eleanor Parker, qui se balance toujours sur son rocking-chair. Nous sommes près de ce personnage, filmée de trois-quart, regard face à la caméra, et nous pouvons observer ses réactions. Elle affiche un mince sourire.
SON : Shane, Nichols, Willes : « - dans la nuit…
Gable : – dans la nuit…
Shane, Nichols, Willes : -dans le doute…
Gable : -dans le doute…
Shane, Nichols, Willes, Gable : – vous aurez le repos près de lui."
IMAGE : au moment ou Shane, Nichols, Willes, Gable prononcent cette réplique, Eleanor Parker stoppe son balancement, et penche sa tête légèrement en avant, et déplace légèrement l'orbite de ses yeux.

42° minute, 26° seconde :
IMAGE : à nouveau le plan moyen fixant le groupe Willes – Shane- Nichols- Gable
SON : Shane, Nichols, Willes : « - que l'on prie
Gable : – vous et moi
Gable, Shane, Nichols, Willes : – mes amis, le Père tôt viendra
Shane, Nichols, Willes : – que l'on prie
Gable : – que l'on prie
Shane, Nichols, Willes :- vous et moi
Gable, Shane, Nichols, Willes : -mes amis…"

42° minute, 42° seconde :
IMAGE : le groupe Gable, Shane, Nichols, Willes tourne la tête vers sa droite
SON : un bruit sourd.

42° minute, 43° seconde :
IMAGE : plan moyen en forte contre-plongée, entrée dans la pièce au sommet d'un escalier invisible jusqu'alors, de la belle-mère. Fin de la séquence.

De nombreuses idées sont contenues dans ces deux minutes. L'imaginaire du spectateur est néanmoins sollicité. Walsh n'est pas un cinéaste qui fait passer des "messages" et les idées qu'il développe le sont très discrètement, furtivement.

On peut détecter, en étant attentif, et sans se tromper (surtout quand l'on connait une bonne partie de la filmographie de Walsh), dans cette séquence, une confiance inébranlable dans les capacités de l'être humain, portant en lui des aptitudes quasi-divines, lui permettant de surmonter en un instant des différences biologiques, de milieu social ou de caractère. Pour créer une symbiose collective, en adaptant par exemple de façon pragmatique des préceptes bibliques. Le danger pour la communauté venant plus d'individus aux comportements dogmatiques, que de pseudo-scélérats, présentant des aspects sociaux, moraux favorables.

On peut détecter aussi une illustration du rôle complémentaire que peuvent entretenir l'homme et la femme, la force de persuasion de l'homme étant le complément naturel de l'intelligence sociale et des capacités intuitives de la femme (voire de sa prescience).

Mais il y a aussi et sans doute ici l'idée d'un présent et un avenir en perpétuel mouvement, jamais figé, d'un destin façonné au quotidien par des actes et pensées anodins, porté par des mouvements physiques incessants, par la parole également…

Ces idées sont bien entendu portées à notre imaginaire par le jeu primordial de la mise en scène. Cette même histoire adaptée par un autre cinéaste pourrait prendre une toute autre signification. Le regard furtif, et le mouvement de Eleanor Parker, pris sur le vif, traduisent par exemple l'idée que celle-ci se fait, soudainement, de l'accomplissement de son destin possible, en découvrant une facette inconnue de la personnalité de son alter-égo masculin. Le rythme rapide de cette séquence joue un rôle important, suggérant que le destin de ce personnage bascule en une fraction de seconde, au sein d'un instant très bref.

En conclusion, je dirais simplement que l'œuvre cinématographique de Raoul Walsh mérite notre plus grande considération (et attention), et que derrière des récits en apparence anodins, sont illustrés de brillante manière, mais aussi de façon très personnelle, de nombreux thèmes et idées on ne peut plus intemporels et universels.


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De vincentp, le 18 avril 2010 à 23:14
Note du film : Chef-d'Oeuvre

Clark Gable débarque dans un ranch habité par quatre jeunes soi-disant veuves, surveillées par une belle-mère armée de sa bible et de son fusil. Faux western, fausse comédie, Le Roi et les quatre reines, mélange les genres et par le biais d'actions anodines de ses personnages, aborde des sujets existentiels on ne peut plus sérieux (le destin, les rapports à l'argent, humains et sociaux…). Le monde de la morale et ses racines bibliques est opposé à celui des plaisirs et du divertissement. L'intrigue se situe sur la ligne de fracture qui sépare ces deux conceptions du monde, fondatrices de la nation américaine. Gable, fils de pasteur, joueur de cartes, opère sur cette ligne-là. L'étude des comportements individuels et collectifs s'avère, au fur et à mesure des développements, fabuleuse, le sujet des relations homme-femme est développé avec un brio étourdissant. Les dialogues, la photographie (Lucien Ballard), la direction d'acteurs et d'actrices sont de tout premier ordre.

Mais plus encore, le génie de metteur en scène de Raoul Walsh affleure constamment… Par exemple, lors de la séquence qui débute à la 40° minute 53° seconde pour être précis, pivot de cette histoire de 80 minutes. Elle contient toute la thématique de cette histoire, mais anticipe aussi sa conclusion. Sans doute l'une des plus belles séquences de toute l'œuvre de Walsh, avec des emprunts ou des similitudes avec le cinéma de John Ford (le déplacement silencieux des personnages féminins autour du personnage masculin). J'ai pensé aussi à French cancan de Jean Renoir quant à la façon de synchroniser images-son, actes et pensées. C'était un mode d'écriture cinématographique classique du milieu des années 1950.

Séquence si fabuleuse -pour un film qui l'est tout autant- que je n'ai pu à ce moment-là m'empêcher de verser une larme de bonheur…


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