Mon sentiment est qu'il s'agit-là d'un film magnifique pour au moins deux raisons :
• la multitude des thèmes abordés (l'exercice du pouvoir et de la foi, le rapport entre l'art et la société, entre le maître et le disciple, entre l'oppresseur et l'oppressé…), et des sentiments et états d'âme décrits, contribue à brosser le portrait de l'humanité toute entière, dans ce qu'elle peut avoir d'intemporel et d'universel,
• la construction du récit, non linéaire et ouverte, et la parfaite utilisation de tout ce qui peut être constitutif du cinéma (scènes d'action et de réflexion, collectives et individuelles, métaphoriques et symboliques, en couleur et en noir et blanc, en silence et en musique…) offrent à chaque spectateur la possibilité d'y intégrer son imaginaire personnel, pour construire une vision de l'humanité qui lui est propre.
"Andréï Roublev" est le premier chef-d'oeuvre absolu de Tarkovski. Par l'entremise du personnage de Roublev, le réalisateur nous montre la résistance du peuple et de l'âme russes à l'envahisseur mongol. Mais, au-delà du prétexte biographique et de l'évocation historique, le film nous livre une méditation profonde sur la religion, le sacré, l'art et le pouvoir. Il se présente sous la forme d'une succession de tableaux où les choses sont davantage suggérées que racontées. Comme toujours chez Tarkovski, le rythme est lent, contemplatif et les images sont d'une beauté absolue. Le tout converge vers un épilogue, fabuleux et profondément émouvant, où le cinéaste rend hommage au peintre. Mais Andreï Roublev est aussi un acte étonnant de résistance anti-soviétique. Brejnev, qui eut le privilège d'un visionnage exclusif, ne s'y trompa pas: il quitta ostensiblement la salle en signe de protestation! On en vient à se demander comment le film ne fut pas détruit… Je pense qu'il s'agit d'une pièce maîtresse de l'histoire du cinéma mondial.
L'édition britannique que je possède a procédé à quatre petites coupures: trois compréhensibles (maltraitance sans trucage sur des animaux : vache au pelage en feu lors de la prise de Vladimir, chien battu à mort par Cyril, cheval qui se casse une patte en tombant) et une plus discutable (celle où l'histrion montre son derrière quand il fait le pitre dans l'abri où se sont réfugiés les moines pendant la pluie).
L’État russe vient de racheter le siège de Meteo France à Paris pour y installer un institut culturel. Une excellente nouvelle, et probablement la possibilité de mieux connaitre le riche cinéma de ce pays.
Concernant Tarkovski, j'invite chacun à découvrir et à commenter Le miroir (son chef-d’œuvre, et révélateur de son mode de pensée) , et également les documentaires consacrés à cet auteur (commentés par ailleurs). Défenseur de la culture russe, amoureux de son pays, mais embêté par la bureaucratie (plus que par le communisme), Tarkovski choisit l'exil. Il n'a réalisé que sept films et eut un jour un rêve prémonitoire lui annonçant cela. L'ami Tarkovski était mystique !
Le musée du Louvre propose actuellement une superbe exposition intitulée "Sainte Russie" proposant de nombreux objets d'art (tableaux, bijoux, sculptures…) russes réalisés sur plusieurs siècles (de l'an 1000 environ jusqu'au 17° siècle). Il y est question d'Andrei Roublev, figure incontournable de l'art russe, dont on découvre une copie d'époque de son tableau très renommé "la vierge de Vladimir". A ce sujet, le musée du Louvre projetait ce week-end dans son auditorium plusieurs films de Tarkovski, dont Andrei Roublev bien sûr.
On mesure au travers de cette expo combien sont étroitement imbriqués en Russie les arts, la politique et la religion, de Alexandre Nevski (et même bien avant) à Pierre le grand, en passant par Ivan le terrible.
C'est aussi ce que met en avant Tarkovski dans son impressionnant portrait cinématographique de Andrei Roublev.
C'est entendu et ce n'est pas contestable : le film est un admirable recueil d'images et la façon de filmer de Andrei Tarkovsky, sa sensibilité extrême, son sens de la désolation, qui s'exprime à tout instant par des choses très simples (la pluie qui tombe en averse drue, les feuilles mortes qui brûlent, la terre imbibée d'eau, le crépi usé des murs) sont ceux d'un artiste profond.
Mais rien de plus difficile à saisir qu'une âme, tous les confesseurs vous le diront. C'est un chemin escarpé, austère, qui demande un effort considérable pour le moindre cheminement. Tarkovsky se place un peu au bord du chemin de son personnage, moine et peintre d'icônes, dans les temps incertains des invasions tartares, de la dévastation des villes et des luttes fratricides. Il a écrit,en présentant Roublev pour Les Cahiers du cinéma ce portrait que je souhaiterais qu'on me décrypte : L'histoire de la vie de Roublev est l'histoire d'un concept enseigné et imposé, qui se brûle dans l'atmosphère de la réalité vivante, pour renaître de ses cendres comme une vérité nouvelle à peine découverte. Lisant ceci, je crains de ne pas être plus avancé.
Bref, il faudra que je revoie Andreï Roublev dans une dizaine d'années. Si Dieu, d'ici là, me prête vie…
Tarkovsky place sa caméra à une hauteur de deux mètres environ et filme ses personnages en légère contre-plongée, selon la position du christ orthodoxe, dixit le documentariste Chris Marker.
Des mouvements de caméras spectaculaires permettent d’accroître considérablement cette hauteur et d'observer la société russe du XV° siècle dans un plan d'ensemble. Le film s'ouvre (par le vol en ballons) et se conclut (par la fonte de la cloche) par une représentation d'un collectif composé d'anonymes. Est porté à notre regard un monde qui se situe à la frontière de la ruralité et de la petite cité organisée autour de son lieu de culte orthodoxe. Le fleuve, et la boue qui le sépare du rivage, réalisent la transition entre ces deux mondes. Aux portes de la cité existe une nature omni-présente, immense, boueuse, déifiée par les moujiks. L'air y circule de façon paisible (chute de flocons) ou tumultueuse (bruit des moustiques dans la steppe).
Dans ce contexte, le moine Andrei Roublev réalise un parcours physique et psychologique, qui s'apparente à celui du personnage que l'on voit se faire crucifier au début du film. Roublev expérimente les joies et les tourments de la société humaine, occupant au final la position du christ lorsqu'il observe de haut le jeune fondeur de cloche en proies aux difficultés. Andréi Roublev (1966) contient une réflexion sur la foi, l'art, la science et la technologie, le pouvoir et la politique. Ces éléments sont montrés comme étroitement imbriqués. Les dirigeants politiques russes sont soumis aux mêmes tourments que leurs sujets, le pouvoir dont ils disposent les rendant simplement inquiétants (le regard des fondeurs en dit long à ce sujet). Dans le chaos ambiant du XV° siècle existe néanmoins une conscience collective, celle d'appartenir à une même culture, russe… Ne reste plus qu'à bâtir des institutions politiques et sociales raisonnées pour organiser cette société russe.
Nb : il s'agit bien évidemment d'un des dix meilleurs films russes, et aussi d'un des tous meilleurs films de l'histoire du cinéma…
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