Pour qui n'est pas un admirateur de Tristan Bernard,
ce film n'est pas pour vous. Car si l'écrivain est plus connu pour ses traits d'esprits que pour ses romans policiers, il est également capable de se lancer dans l'aporie la plus déconcertante, comme un défi à l'absurde . Aux abois
en est l'exemple le plus frappant. Car se permettre de nous faire se rappeler de Dostoïevski
et de Camus
dans un roman policier désarçonnant, voilà qui relève du talent le plus prononcé. Et Philippe Collin, qui n'est pas inscrit sur mes tablettes, a su tirer de ce livre inintelligible donc inquiétant venant de la part de l'auteur du célèbre Mathilde et ses mitaines, qui fit des émules en littérature, la substantifique moelle .
Et en confier le soin à
Elie Semoun
de porter cet étrange exercice de style au cinéma, voilà qui est une idée de génie. Un
Elie Semoun
à des années lumière de ce qu'il nous proposait à l'époque. Il est remarquablement remarquable dans ce film ! Ce film, très fidèle au roman éponyme, nous accroche à bien des égards. D'abord, le début, disons les vingt premières minutes, ressemble à s'y méprendre à ce que faisait
Chabrol
avec ses
Sueurs froides,

il y a bien longtemps aussi. Série qui devrait être remise à l'honneur en cet été ou les programmes TV sont catastrophiques. Et puis, une fois le crime perpétré, car ici comme chez l'ami
Columbo,

victime, assassin, raisons du crime, tout est connu de suite, le film prend une autre tournure. Des effluves de
Crime et châtiment,

des volutes de
L'étranger (sans l'Algérie) parviennent jusqu'à nos narines… Cette curieuse cavale de M.Duméry, par ailleurs très entouré, dans ces années cinquante a de quoi surprendre, et c'est un doux euphémisme, mais sans jamais nous lasser. Et la délicieuse
Ludmila Mikaël
en tête de cette galerie de personnages, inusités pour le moins, fait le show de l'absurdité retenue. Car ici, pas question de brouiller des pistes, d'étonner par des rebondissements, de soutenir ou craindre l'assassin en cavale car l'assassin, toute honte bue, il s'en fout. Promenant sa fuite vers….rien, il attendra raisonnablement la fin.
Si l'oeuvre de
Tristan Bernard
est donc formidablement portée à l'écran, je redis que la performance d'
Elie Semoun
est unique . Le clown est triste. Ou peut-être fait-il semblant de l'être. Peut-être est-il adepte de
La raison du plus fou
? Je ne sais pas comment fut accueilli le film à sa sortie, mais si les gens ont cru aller voir les aventures de
M. Patel, dommage. Il y a quand même de sacrées surprises dans le cinéma. Bonnes, exécrables, vraiment inattendues. Ce film bouscule toute la tradition policière. Mais il ouvre en grand des portes aux cinéastes en herbe qui voudraient sortir des sentiers battus . Bien sûr, la lecture du brillant
Tristan Bernard
n'est pas obligatoire mais, là aussi, quel dommage…