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Forum : The Lost City of Z

Sujet : Quête dérisoire et Vertige de l'échec...


De Steve Mcqueen, le 21 mars 2017 à 19:01
Note du film : 6/6

Le plus beau film d’exploration qu’il m’ait été donné de voir, avec Dersu Uzala de Kurosawa et Aux sources du Nil, le grand film mésestimé de Bob Rafelson

La séquence liminaire, une chasse à courre au terme de laquelle le major Percy Fawcett abat un cerf (scène qui n’est pas sans rappeler l’ouverture du Dernier des Mohicans de Michael Mann) est une introduction parfaite au principal protagoniste de l’œuvre de Gray : intrépide jusqu’à l’inconscience, précis comme un scalpel et faisant fi de tout danger…

Tout au long des deux heures et vingt et une minutes que dure cette quête de la cité Z, James Gray, tel un entomologiste, observe à la loupe l’obsession de cet homme hors du commun pour une civilisation perdue, préexistante à la présence de l’homme Blanc, entre la Bolivie et le Brésil, aux sources du Rio Verde… Quête d’une cité réelle ou fantasmée, le réalisateur de Little Odessa entretient magistralement l’ambigüité, et débouche sur un final aux lisières de l’onirisme et du fantastique tout simplement magistral.

C’est la conviction de Fawcett (Charlie Hunnam, voix rauque, charismatique, habité par son rôle) qui émeut, une conviction que n’érodent pas les échecs successifs, les dangers de l’Enfer Vert, pas même l’éloignement géographique de sa famille. Une conviction magnifiquement illustrée par la séquence du conseil de la National Geographic society, à la puissante littéralement galvanisante, où un Fawcett possédé par son démon convainc par sa fougue et son éloquence une assemblée dubitative.

Car James Gray explore deux pistes : le film d’exploration, avec son cortège d’aléas, de morts violentes et la réalisation toujours différée de la découverte ; tout en illustrant, encore et toujours, sa thématique de prédilection : le déchirement d’une famille et ses soubresauts, et l’amour, qu’il soit paternel ou matrimonial.

Rythmé par les retours successifs de Fawcett en Angleterre, le film s’attache ainsi au personnage de Nina Fawcett (la très belle Sienna Miller) et à son indéfectible amour pour son mari, irréductible à la distance et à l’éloignement. Ce qui débouche sur des échanges tantôt empreints de tendresse, tantôt sous-tendus par une amertume latente («Tu n’imagines pas ce qu’est la jungle, l’enfer et la douleur ; ce n’est pas un monde de femme »– «  Tu me parles de douleur ? Mais que sais-tu de la douleur d’un accouchement ? Jamais un homme ne vivra ça » -«  Ecoute, là je te parle de maladies qui font vomir du sang, de sangsues qui rampent sous la peau, d’hommes vivants puis morts l’instant suivant »…).

De l’impact foudroyant d’une flèche sur un carnet de voyage aux adieux déchirants d’une famille, éclairés par les lueurs hésitantes d’une Aube mordorée, des lambris luxuriants de demeures anglaises cossues aux abîmes insondables de l’Enfer Vert, James Gray marque de son empreinte indélébile le genre souvent malmené du film d’aventure.

Entre quête dérisoire et vertige de l’échec, le cinéaste touché – une fois de plus – par la grâce signe un film splendide qui frôle dangereusement le chef d’œuvre.


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De DelaNuit, le 13 avril 2017 à 16:41
Note du film : 6/6

Le mythe de la cité perdue (dans le désert, la jungle, voire ensevelie sous la terre ou la mer) est un des thèmes récurrents du film d’aventure. On le voit décliné à l’envie dans des bandes-dessinées filmées dont les héros mal rasés à chemise ouverte affrontent indigènes hostiles, trafiquants douteux et parfois même (cerise sur la gâteau) une femme fatale régnant sur un monde oublié. A l’inverse, le cinéma d’auteur nous a embarqués dans des voyages moins triomphants à la recherche d’un El Dorado imaginaire, décrivant le départ plein d’entrain et le délitement progressif d’un groupe de conquistadors victimes de fléaux à répétition et finalement du désespoir et de la folie au sein d’un interminable Enfer vert.

Point de nouvel Indiana Jones ici, pas plus que d’Apocalypse Now ou Aguirre… Entre ces deux approches habituelles du septième art, le film de James Gray (un projet qui lui tenait à cœur, porté à bout de bras depuis dix ans, inspiré d’une histoire vécue) prend une toute autre tournure. Car s’il ne nous frustre pas des belles images de jungle ou de fleuve attendues tout en prenant son temps, son attention se porte avant tout sur ce qui se passe dans la tête de ses personnages.

En premier lieu, le héros Percival Harrison Fawcett, militaire anglais du début du XXème siècle, n’est pas un aventurier et ne rêve pas d’en devenir un. Frustré par une absence d’avancement au sein de l’armée, il ne saisit l’occasion de partir repérer la topographie d’une frontière entre Bolivie et Brésil que dans le but avoué d’y gagner du gallon et de la reconnaissance. Charlie Hunnam campe admirablement cet homme posé, taciturne et efficace qui prend sur lui de laisser sa femme enceinte (Sienna Miller, d’une justesse jamais en défaut) et leur jeune garçon pendant deux ans en Angleterre pour s’aventurer au milieu de nulle part dans des conditions lamentables en compagnie d’un adjoint dévoué également peu loquace (Robert Pattinson, en contre-emploi saisissant de ses habituels rôles de bellâtre). La conscience des avantages attendus de cette mission pénible et la souffrance causée par l’absence de ses proches hantent ses esprits tandis qu’ils approchent de leur ultime lieu de relevé topographique : la source du fleuve remonté tant bien que mal malgré les bêtes sauvages, indigènes hostiles, la malnutrition et l’épuisement. Ce qui devrait être le point final du voyage va au contraire révéler un autre possible dont la pensée ne le laissera plus en paix : celui d’une cité ancienne perdue dans la jungle (temporairement surnommée « Z »), dans cette Amérique dont l’Europe méprise alors les peuples autochtones…

Accroché à son idée, Percival (prénom prédestiné pour un amateur de quête), fêté à son retour, comblé par les honneurs et l’amour de sa famille, n’aura de cesse de retourner sur place. Quelle sirène l’a donc ainsi envoûté ? Que cherche-t-il vraiment ? Les vieilles pierres pour elles-mêmes ou le monde oublié qu’elles dévoileront ? Plus de prestige et de gloire pour lui ? Le plaisir de remettre à leur place les messieurs arrogants de la vieille Europe pour qui aucune civilisation digne de ce nom ne saurait provenir des sauvages païens qu’ils méprisent ? La fin du voyage est encore loin, les déconvenues nombreuses… Comment ne pas penser aux vers de Rimbaud, cet autre aventurier des possibles de la génération précédente : « Nous sommes accablés d’un manteau d'ignorance et d'étroites chimères ! Singes d'hommes tombés de la vulve des mères, notre pâle raison nous cache l'infini ! Nous voulons regarder : le Doute nous punit ! Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile… Et l'horizon s'enfuit d'une fuite éternelle !… » (poème Soleil et chair – 1870)

Et pourtant Fawcett ne doute pas. Il est persuadé que ce qu’il cherche se trouve là-bas, dans la forêt, auprès de ces « sauvages » qu’il a appris à aimer et respecter. Mais de tentatives en échecs, de guerre mondiale sur le front de Somme en disputes familiales auprès d’une épouse et d’enfants frustrés de par ses absences renouvelées, malgré l’âge venant, finalement ragaillardi par la conviction de son fils ainé qui ne rêve à son tour que de l’accompagner « là-bas », il finira par comprendre que ce qu’il cherche n’est ni pierre ni leçon d’histoire, ni richesse ni gloire. C’est un royaume de l’esprit, comme cette Jérusalem céleste évoquée par Ridley Scott dans Kingdom of Heaven. Mais une cité de l’esprit païenne, loin des dogmes sclérosants de ceux qui prétendent détenir la seule vérité tout en sachant si peu du reste de la planète : un autre monde vers lequel pourrait bien conduire une cérémonie tribale aux lueurs nocturnes des flambeaux où s’entrouvrent les portes du rêve pour qui ose franchir le miroir. Comme dans un récit fantastique de Lovecraft… Et la famille restée au port ? Le premier grand aventurier de notre culture occidentale, Ulysse, avait fait le choix de délaisser la magicienne Circé et ses promesses d’un autre monde pour rejoindre son épouse Pénélope et le quotidien tangible et rassurant de son petit royaume d’Ithaque. D’autres oublient Pénélope pour soulever avec avidité le voile de Circé… Sans espoir de retour ? Alors, obsession morbide, folie, illumination, transcendance ou bonheur ineffable de se réfugier ou se dissoudre dans le sein de la Nature ? La liberté laissée à chacun de voir midi à sa porte n’est pas la moindre qualité du film de James Gray.


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De Laurent Ermont, le 13 avril 2017 à 18:30

Delanuit/Steve Mcqueen je partage vos avis,ce film est comme une oasis qui fait du bien,réalisé avec soins,un petit délice intimiste et aventurier,y compris la musique bien préparée…


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De DelaNuit, le 13 avril 2017 à 21:43
Note du film : 6/6

Parmi les musiques utilisées, j'ai noté me semble-t-il des extraits des danses tribales du "Sacre du Printemps" de Stravinsky ainsi que l'envoûtante contemplation de la Nature sous la protection du dieu Pan tirée de "Daphnis et Chloé" de Ravel : deux œuvres de ce début du XXème siècle exprimant la fascination des aspects primitifs et sauvages du monde… Des références musicales intelligentes, tout à fait à leur place dans ce film.


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De Laurent Ermont, le 13 avril 2017 à 22:12

DelaNuit,Daphnis et Chloé suite n?2-Lever du jour- M.Ravel.


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De vincentp, le 6 mai 2018 à 23:15
Note du film : 5/6

C'est effectivement un excellent film, sec, sombre, sans emphase, présentant de façon réaliste des psychologies, des rapports sociaux et des lieux. James Gray trouve le ton juste et réussit à donner vie à ses personnages, à renouveler aussi le film d'exploration, à faire un peu oublier Aguirre. Le danger est omniprésent, ces explorateurs ont plus à perdre qu'à gagner quoi que ce soit dans des contrées aussi difficiles à apprivoiser.


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De poet75, le 17 août 2022 à 21:27
Note du film : Chef-d'Oeuvre

Le personnage qui est au cœur du film de James Gray est un officier de l'armée britannique et il se nomme Percy Fawcett (Charlie Hunnam). Le film commence en 1906, à l'heure où l'on apprend qu'une guerre risque d'éclater entre la Bolivie et le Brésil pour des questions de frontières. Percy Fawcett est désigné pour explorer une région inconnue de la forêt amazonienne afin de la cartographier. S'il accepte cette mission à risques, bien qu'il soit marié et père de famille, ce n'est pas uniquement parce qu'un militaire doit se soumettre à un ordre, mais c'est parce que la réussite de cette expédition lui vaudrait de retrouver l'estime de ses pairs, perdue ou entachée à cause d'une faute paternelle. Dans la bonne société anglaise de cette époque-là, où tout est corseté et codifié, la faute d'un père rejaillit sur ses enfants.

Dès lors, le film se partage en allers et retours entre l'Angleterre et les trois expéditions menées par Percy Fawcett dans la jungle amazonienne, sans oublier néanmoins la séquence tragique de la Grande Guerre (durant laquelle l'officier est envoyé au combat dans la Somme). Or, très rapidement, ce n'est plus son propre retour en grâce au sein de la bonne société anglaise qui obsède l'explorateur, mais la recherche d'une cité qui serait cachée au cœur de l'immense forêt et qu'il désigne par la lettre Z. L'homme qui revient de sa première exploration en Amazonie n'est plus tout à fait le même. Son aventure n'a pas été que physique, mais aussi intérieure : elle a ébranlé ses convictions, lui a fait découvrir d'autres peuples et d'autres cultures qu'on s'empressait trop rapidement et trop superficiellement à qualifier de sauvages. Le regard de Fawcett se transforme et son obsession ne se limite pas à la recherche d'une cité perdue au cœur de l'immense forêt, elle se traduit aussi par son obstination à vouloir changer les à priori de ses coreligionnaires.

Je passe rapidement sur les qualités purement formelles du film, du point de vue de l'image et de celui du son (cf. les superbes séquences montées avec des extraits de « Daphnis et Chloé » de Maurice Ravel) : elles sont sans reproche. Ce qui m'intéresse davantage, ce sont les différents niveaux d'interprétation qu'offre le film. Bien sûr, aucun de ces niveaux n'est imposé par le réalisateur, mais il serait dommage de les ignorer pour ne voir dans cette œuvre qu'un simple film d'aventures qui, du coup, pourrait sembler presque banal.

Je voudrais seulement distinguer deux des niveaux d'interprétation du film (qui, si nous les intégrons et les méditons, en font une œuvre passionnante et géniale). Le premier est politique et je l'ai déjà indiqué en parlant de changement de regard. Le film évoque une longue période de l'histoire, une période de conquêtes et de colonisation, qui s'est soldée par des injustices, des blessures, voire des massacres sans nombre. Combien d'hommes sont partis d'Europe à la découverte de terres et de peuples nouveaux en ayant la certitude de porter la civilisation là où, selon eux, il n'y avait que sauvagerie ? Comme si les « sauvages » n'étaient pas, eux aussi, transmetteurs d'une civilisation, différente certes, mais tout aussi valable que celle des Européens ! C'est cette funeste arrogance des hommes blancs convaincus de devoir civiliser les autres « races » que fustige, à juste titre, ce film. Il le fait de façon subtile mais claire. Percy Fawcett, tout en restant marqué par les préjugés de son pays et de sa classe sociale (il oppose, par exemple, un refus sans appel à sa femme qui souhaiterait l'accompagner lors d'une de ses expéditions), se laisse petit à petit transformer par ses rencontres avec les Indiens d'Amazonie et ose exposer ce changement de regard à ses compatriotes anglais, quitte à susciter l'incompréhension, voire le rejet, de la plupart d'entre eux. Une séquence du milieu du film indique on ne peut plus clairement que non, décidément, les Européens n'ont pas de leçons à donner aux Indiens : la prétendue sauvagerie de ces derniers a-t-elle jamais atteint le niveau de violence et de barbarie des hommes engagés dans la guerre de 1914-1918 ? Je pense que chacun mesurera aussi combien ce sujet garde sa pertinence, cent ans après les faits rapportés dans le film, à l'heure où, un peu partout dans le monde, à l'instar de l'élection de Donald Trump, on assiste à la montée en puissance de ceux qu'on appelle populistes et qui brandissent comme un étendard le rejet de ceux qui sont différents.

Mais je veux terminer ma critique en indiquant un autre niveau d'interprétation de « The lost city of Z », qui ne s'oppose d'ailleurs nullement au premier mais le complète. C'est le niveau qu'on peut désigner, sans vouloir employer de grand mot, du nom de « mystique ». Un poète comme Charles Péguy nous a appris que politique et mystique peuvent aller de concert. Dans le film de James Gray, ce niveau « mystique » est signifié par son titre lui-même et se voit confirmé, dès le début du premier voyage en Amazonie de Fawcett, par la lecture d'un poème de Kipling que lui avait confié son épouse. Qu'est-ce que la cité perdue que recherche obstinément l'explorateur ? Telle est la question qui traverse le film en son entier. Certes, il peut s'agir d'une cité réelle, au sens où on peut la situer sur une carte et en retrouver, éventuellement, les ruines. Il est à remarquer cependant qu'au cours du film, chaque fois que Fawcett semble en trouver une trace, celle-ci se dérobe aussitôt à son regard, cachée par exemple par le rideau d'une cascade. Vient alors à l'esprit une autre interprétation, qui n'est nullement incongrue. La cité perdue ne désigne pas seulement un lieu précis, situé dans la forêt, mais une profondeur du cœur humain. En vérité, Fawcett voyage autant à l'intérieur de lui-même, au plus profond de son être, qu'à l'extérieur. La cité perdue, ce pourrait être aussi bien, un jaillissement de pardon, de paix, d'amour, qui vient du secret du cœur et qui fait se tourner l'un vers l'autre un père et un fils enfin réunis et qui peuvent se dire les mots les plus simples du monde « Je t'aime, mon fils », « Je t'aime, papa ». Comment mieux conclure, comment mieux signer un film qui, décidément, se révèle extraordinairement fécond pour la sensibilté, pour l'esprit et pour le cœur des spectateurs ?


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