Je n'ai encore vu ni La dame de Shanghai, ni La soif du mal, ni Le procès ; c'est dire si j'ai de la marge admirative et je tenterai sûrement de persévérer même si je suis assez sceptique, comme tous ceux qui ont essayé dix fois d'ingurgiter un plat que tout le monde décrit comme délicieux, mais qu'ils ne parviennent pas à digérer. Toujours est-il que j'ai vu, cette après-midi Dossier secret que je me rappelais surtout avoir regardé sur un de ses autres titres : Mr. Arkadin. Et je ne me rappelais guère que la délicieuse fable du scorpion et de la grenouille et de son aphorisme suicidaire conclusif C'est mon caractère !.
Je ne me souvenais guère du reste et surtout pas du fouillis narratif, justifié à grand mal, dans un des suppléments du DVD par un des grands spécialistes du cinéaste, Jean-Pierre Berthomé. Celui-ci explique comme il peut, faisant appel aux circonstances de la vie de l'auteur et aux péripéties du tournage, cette impression de capharnaüm permanent qui s'applique à un récit qui pourrait être vraisemblablement glaçant, surprenant et haletant et qui, malheureusement se disperse de façon fuligineuse. Après tout qu'un potentat richissime, Grégory Arkadin (Orson Welles en majesté) qui se prétend amnésique, charge une sorte de petite vermine, Guy van Stratten (Robert Arden), qui lorgne sur sa fille Raina (Paola Mori) d'enquêter sur son passé est une séduisante idée de départ. D'autant que ceux que Guy va croiser dans cette quête ne sont pas du tout insignifiants. Bien au contraire ce sont ces trognes-là qu'on remarque et dont on peut se souvenir, dans Dossier secret, comme celle du dresseur de puces (Mischa Auer), de la trouble baronne (Suzanne Flon), de l'aventurier Thaddeus (Peter van Eyck), de la rugueuse comtesse Sophie (Katina Paxinou), de l'excentrique antiquaire juif d'Amsterdam (Michael Redgrave), surtout peut-être de Jacob Zouk (Akim Tamiroff) qui agonise dans une chambre glaciale et sordide de Munich… À côté de ces visages souvent inspirés de Goya, les autres protagonistes, pourtant principaux, manquent d'étoffe et de surface ; Guy et Raina parce qu'ils n'en ont réellement aucune, Grégory Arkadin parce que sa stature jupitérienne, son omnipotence, sa barbe éclatante ne lui donnent pas la moindre réalité.On peut, on doit, évidemment, admirer la qualité du filmage, tout en reconnaissant les tics habituels d'Orson Welles : continue profondeur de champ, emploi des cadrages les plus sophistiqués et des angles les plus périlleux qui se puissent. Bravo, bravo, c'est très bien ! Mais je me répète : ce n'est pas parce que, passant une phrase de Flaubert au gueuloir, vous la trouvez parfaite qu'elle vous entraîne sur les ailes de l'émotion…
Un scorpion ne sachant nager demande à une grenouille de le faire passer d'une rive à l'autre en montant sur son dos. Non répond la grenouille car qui me dit que tu ne me piqueras pas en cours de traversée. Je ne suis pas fou répond le scorpion si je te pique tu meurs et moi avec toi. La grenouille rassurée accepte, le scorpion monte sur le dos de la grenouille et le voyage commence. Au milieu de la rivière la grenouille ressent une vive douleur. Tu m'as piqué alors que tu m'avais promis que tu ne le ferais pas, ce n'est pas ma faute répond le scorpion, c'est mon caractère.
Cette anecdote contée par un mastodonte masqué lors d'un bal est une mimesis envers le parcours d'un personnage négatif, provocateur, manipulateur, criminel, traître et suicidaire, Arkadin lui-même possédant cent visages similaires au citoyen Kane mais bien plus sombres et puissants.
Où est la vérité quand tout n'est que masques et fausses barbes. Cette remarque alimente un courant similaire présent dans plusieurs œuvres d'un réalisateur cherchant vainement à comprendre les mécanismes internes des humains, un carburant shakespearien ou la quête de soi-même s'avère perpétuelle, sans réponses dans un contexte ou tout se voile au fur et à mesure que l'on déboise.
Orson Welles se narcissise l'esprit en continuant de s'auto détruire par l'intermédiaire des personnages de ses oeuvres. Un vomi réceptif de plus en plus volumineux sur le spectateur mêlé d'une continuité technique presque identique depuis Citizen Kane font de ce cinéaste singulier une pièce essentielle d'un cinéma en quête d'explications sur les difficultés de connexions d'esprits réticents aux parcours exemplaires.
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