Pas un seul mélodrame de Matarazzo n'est disponible sur DVD. Mais s'ils ne sortent pas, ces films, les ayant-droit vont survivre comment ? Vous êtes-vous au moins posé la question? Vous vous imaginez que le propriétaire des droits est un riche et antipathique capitaliste ? Mais ce n'est pas forcément le cas. Il peut tout aussi bien s'agir d'une petite fille devenue orpheline en bas âge et au nom de laquelle les droits des films de Matarazzo sont enregistrés. C'était là la seule richesse à elle léguée par ses parents, morts dans un horrible accident de ferry. Elle ne peut décider qu'en faire jusqu'à ses 18 ans. Et son tuteur, un austère colonel de l'armée italienne, déteste le cinéma. C'est lui qui touche pour elle les très maigres royalties que rapportent, disons, un vieux VHS de Fils de personne qui circule, hum, au Japon et un DVD mal cadré et sans chapitrage de Vortice disponible, disons, au Brésil. La malheureuse y trouve à peine de quoi s'habiller et se nourrir, car des éditeurs de DVD au coeur sec, par exemple en France, refusent (parfois avec un rire cruel) d'acheter et de diffuser les films de Matarazzo. Seulement, en face de chez elle, habite un vieux monsieur qui un jour, il y a bien longtemps, dans son petit village natal rasé depuis par des promoteurs immobiliers sans scrupules, a pleuré comme une Madeleine en voyant L'Esclave du péché et Le Navire des femmes perdues. En apprenant que l'adolescente est propriétaire des droits, le noble vieillard essuie une larme. Oh comme il voudrait revivre avant qu'il soit trop tard ce temps béni où, jeune et plein d'espérances, il allait voir tous ces merveilleux films aujourd'hui disparus à la séance du samedi soir ! D'autant qu'à cette époque, sa soeur cadette était encore en vie, bien que déjà fort affaiblie par la leucémie qui allait bientôt l'emporter. Émue par les souvenirs du vieux monsieur, la jeune orpheline réussit à escamoter les clés de la soute où son oncle-colonel-tuteur a enfermé l'oeuvre de Matarazzo. Et nuitamment, à l'aide d'un vieux projecteur de fortune, ils s'apprêtent visionner en secret ces vieux mélodrames populaires, quand tout à coup… je fais mon entrée en scène, monocle soigneusement vissé à l'oeil gauche, fine moustache cirée de près, longue balafre mal dissimulée par l'ombre d'un chapeau, en lançant :

« Aha, gourgandine ! Tu as quand même fini par les sortir du coffre ! »

« Oh non, s'écrie-t-elle avec effroi, le baron Arca ! »

Et moi, écartant sans ménagement le vieillard qui tente de s'interposer, je m'empare des bobines et me sauve dans la nuit glacée avec un rire mauvais. À moi les DVD ! Dépouillée de son seul bien, la jeune orpheline me regarde m'éloigner en se jurant bien qu'elle aura sa vengeance… mais ce sera pour un autre épisode !

…mon optométriste, alors que je me plaignais d'un certain inconfort, m'a posé cette question troublante : «Pleurez-vous suffisamment ?»

J'avoue que je ne m'étais jamais posé la question – jusqu'ici. Et ça m'a donné une riche idée.

Au fond, il suffit d'un peu d'ingéniosité pour inscrire le vieux cinéma populaire d'une époque disparue parmi les nécessités de la vie la plus moderne : en effet, tous les optométristes qui passent sur dvdtoile.com et qui ont pour deux doigts d'esprit pratique devraient voter pour un coffret «Matarazzo, le Roi du mélodrame». Une fois le dvd sorti, ils pourront le tenir à la disposition de leurs patients – peut-être dans la salle d'attente, négligemment disposé entre les vieux numéros de "Voilà" et autres "Paris-Match". Et à chaque fois que la réponse à la question fatidique «Pleurez-vous suffisamment ?» sera : «Non», ils n'auront qu'à faire jouer le DVD sur la télé murale. Au choix, L'Esclave du péché, Le Mensonge d'une mère ou encore (mon titre préféré) "Le Navire des femmes perdues". Une bonne dose de Matarazzo et les glandes lacrymales les plus engourdies se remettent en branle !