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Forum : Il était une fois la révolution

Sujet : Une expérience émotionnelle intense


De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:34

Introduction

« GIU LA TESTA » EN VERSION RESTAUREE…

Note liminaire : dans la majorité du texte ci-dessous, j'ai souhaité conserver le titre original italien du film, et non pas celui sous lequel il a été distribué en France, ne présentant aucun lien avec la traduction littérale. Les raisons de ce choix sont détaillées dans le paragraphe « Un titre original porteur d'ambiguïté ».

L'ensemble des lignes qui vont suivre est le résultat d'une méditation de près de quarante années restée tout d'abord une simple réflexion intérieure avant la publication, en 2005, de la version restaurée de ce film, agrémentée des commentaires de Sir Christopher Frayling, biographe du réalisateur Sergio Leone. Le regard nouveau et pertinent introduit par la publication de la version intégrale non tronçonnée a confirmé l'impression d'extrême gravité ressentie lorsque mon père m'avait emmené le voir pour la première fois, alors que j'avais à peine huit ans (le film a été à l'affiche du cinéma « Hollywood » à Annecy du 29 mars au 24 avril 1972). Cette identité de vues éveilla en moi l'idée de rédiger quelques lignes à propos de ma conviction initiale, porté par l'enthousiasme de voir cette œuvre (méprisée jusqu'alors) bénéficier à présent d'une appréciation critique totalement renouvelée. De plus, la restauration fournissait une clé de compréhension impossible à déceler auparavant, car la même scène comportait une parole différente par rapport à la version de 1972. Une seule parole, un seul mot… mais qui allaient petit à petit changer le sens ultime de la pellicule.

Un prénom masculin hantant la mémoire d'un homme se souvenant d'une amitié indéfectible à laquelle il a décidé brutalement de mettre fin à cause d'une pointe de jalousie. Et cet acte de jalousie l'avait conduit à sacrifier délibérément la vie de celui qui avait été son compagnon idéologique par excellence. Afin de tenter d'exorciser les démons de sa souffrance, il avait quitté son Irlande natale et s'était transplanté au Mexique alors balayé par une vague révolutionnaire sans précédent. Bien loin d'effacer de sa mémoire le drame passé, le contexte politique équivalent ne fit que raviver sa douleur… Le compositeur Ennio Morricone a habilement inséré le prénom de l'ami exécuté comme leitmotiv dans la mélodie accompagnant le personnage principal ; cela donne l'impression que le thème musical se rapporte à ce dernier, alors qu'il n'en est rien. La triple répétition « Sean, Sean, Sean » rappelle en réalité au spectateur l'acuité du tourment intérieur du héros qui ne peut plus se détacher du souvenir de la mort programmée de son camarade.

A ma grande surprise, je m'aperçus aussi que le montage de la musique pour la scène finale était lui aussi modifié. Les mêmes images, le même thème musical, mais assemblés différemment… Le commentaire explicatif donnait accès à une nouvelle piste d'interprétation modifiant la compréhension première. La portée de l'œuvre auprès du public allait du même coup se trouver transformée.

Je n'étais plus seul dans ma certitude et ma crainte d'un accueil mitigé, ou pire, de l'indifférence des autres n'avait plus lieu d'être : il y avait à présent un relais à l'écho qui avait résonné dans mon cœur plus de trente années plus tôt… Il a suffi, si j'ose dire, de l'encouragement indirect délivré par quelques collègues bienveillantes et d'un peu de temps supplémentaire que ma vie personnelle m'a bien involontairement laissé pour mettre enfin tout cela par écrit… Je me revois encore, quittant mon fauteuil de velours rouge, le regard embué par la réapparition brutale de la lumière au plafond de ce cinéma aujourd'hui démoli, nous dirigeant anonymement vers la porte de sortie que l'employée des lieux venait de déverrouiller. Sur le grand écran aux dimensions impressionnantes défilait le générique de fin ; je ralentissais un peu nos pas afin de profiter des dernières notes de la partition musicale dans laquelle la voix éblouissante de la soprano Edda Dell'Orso joue un rôle majeur.

Quelques jours plus tard, mon père accéda à ma demande d'acheter le disque contenant la bande originale du film. Je jette toujours un regard ému lorsqu'il m'arrive, au domicile de mes parents, de revoir le vieux trente-trois tours à la pochette orange qui a été pour moi le point de départ, non seulement d'une collection, mais aussi d'une admiration sincère pour le compositeur italien. Dehors, la nuit venait de tomber et nous avons croisé la file d'attente des spectateurs venus assister à la séance du soir. J'avais compris, avec mes capacités limitées d'enfant, qu'un homme venait d'exécuter son meilleur ami parce que celui-ci, avec lequel il avait partagé un idéal politique commun (l'engagement pour la cause de l'indépendance irlandaise), l'avait dénoncé sous la torture infligée par des policiers anglais. Le film se terminait par une longue séquence au ralenti montrant les deux amis à l'apogée de leur complicité, donc avant l'acte de délation fatal : ils courent en compagnie d'une jeune femme au milieu d'un champ verdoyant, puis à l'approche d'un arbre majestueux, ralentissent leur allure et s'arrêtent pour embrasser longuement et à tour de rôle leur bien-aimée.

Dans un ultime souvenir où l'image elle-même devient de plus en plus floue, le héros semble porter une appréciation positive sur cet amour partagé, en dépit de sa singularité. Le message délivré paraît être le suivant : « notre utopie politique a été si forte qu'elle nous avait aussi conduits à la fusion sentimentale, à glisser dans une insouciance un peu déraisonnable, parce qu'une femme ne peut être comme une idéologie : elle ne se partage pas. Mais nos erreurs de jeunesse paraissent bien dérisoires en comparaison du drame qui a mis fin à notre camaraderie ».

Ce que nous ignorions, parce que seule la version restaurée respectant le montage d'origine voulu par le réalisateur allait le révéler en 2005, c'est que cette interprétation n'était en fait pas définitive…


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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:35

Analyse (chapitre 2)

UN TITRE ORIGINAL PORTEUR D'AMBIGUITE

Le film « Giù la testa » met en scène la rencontre, dans le Mexique de 1913, d'un brigand maladroitement rusé, superstitieux et rustre (Juan Miranda) avec un révolutionnaire irlandais exilé, homme futé, malicieux et désabusé (John Mallory), spécialisé dans le maniement des explosifs. La révolution mexicaine qui bat son plein sert d'exutoire à ce dernier afin de tenter d'oublier un drame dans lequel il a été impliqué en terre irlandaise : il a abattu dans un pub son meilleur ami qui, torturé par la police anglaise, a finalement craqué et livré son nom aux autorités britanniques. Le bandit mexicain voit en Mallory l'homme de main idéal, compte tenu de son activité professionnelle, pour finaliser son vieux rêve d'attaquer la banque de Mesa Verde excitant depuis toujours sa convoitise. L'expérience et la finesse d'esprit de Mallory le conduisent à faire semblant d'accepter (il joue sur le sens de l'expression « je te promets de te faire entrer dans cette banque »), ce qui a pour effet de propulser Miranda, bien malgré lui, au rang de héros de la révolution, car le dynamitage de la banque, vidée de son or mais pleine à craquer de prisonniers politiques, s'est soldée par leur libération générale. L'irlandais met ses compétences au service des révolutionnaires locaux, parmi lesquels le solide Docteur Villega fait figure de chef de file.

Une nuit cependant, après avoir été arrêté et torturé par le colonel Günther Reza, chargé de réprimer sans pitié la révolution mexicaine, Villega s'effondre et livre les noms de ceux qui ont prêté leur concours à la rébellion. Mallory, discrètement faufilé parmi les passants, voit un frisson d'horreur parcourir le visage de Villega lorsque celui-ci assiste à l'exécution massive de ces petites gens perdant la vie par suite de sa dénonciation. A la vue de cette hécatombe, la mémoire de John se ravive et il se souvient de la situation similaire qu'il a vécue en Irlande et dont le souvenir ne peut désormais plus s'effacer. La violence avec laquelle Reza étouffe la contestation atteignant son paroxysme, la situation des insurgés devient de plus en plus délicate et Mallory opte pour la solution d'un acte d'éclat qui permettrait aux rebelles de se ressaisir. Pour ce faire, il sollicite la participation de Villega, ignorant la présence de John lors de la soirée tragique et de ce fait toujours actif au sein de la révolution malgré son terrible faux pas dont il garde le secret.

L'opération consiste à précipiter un train bourré d'explosifs à la rencontre du convoi dans lequel se trouvent Günther Reza ainsi que les troupes demeurées loyales envers le régime. Sur la locomotive se rapprochant du point d'impact prévu, Mallory apostrophe le docteur au sujet de sa trahison, dont il a été le témoin oculaire. Villega s'incline mais réaffirme la certitude de ses convictions malgré sa faute terrible. Alors que l'irlandais saute à temps pour éviter la collision entre les deux trains, le docteur choisit délibérément de perdre la vie dans le choc, afin de donner un sens expiatoire à son péché. John réussit à se glisser parmi les décombres de la catastrophe mais Günther Reza, qui a survécu au tamponnement, le blesse grièvement de plusieurs balles. Il est alors rejoint par Miranda qui abat le colonel fanatique mais comprend que son compagnon d'infortune vit ses derniers instants. Dans un ultime retour en arrière, John repense à son bonheur passé de l'Irlande, en compagnie de son inséparable ami et de la jeune femme qu'ils aimaient en commun. Afin d'abréger son agonie, il met fin à ses jours en allumant un bâton d'explosifs porté sur lui. Miranda, décomposé, privé de la présence de John avec lequel il avait finalement réussi à tisser des liens d'amitié, laisse échapper à voix basse cette toute dernière phrase : « Et moi, alors ? »…

Le titre original italien (« Giù la testa », littéralement « (Baisse) la tête vers le bas ») a été traduit d'une manière totalement différente pour les versions en langue anglaise et française. En France, le film s'est appelé « Il était une fois la révolution » et en Amérique, son titre initial a tout d'abord été « Duck you sucker » (une expression signifiant approximativement « Planque-toi, connard ») avant d'être rebaptisé « A fistful of dynamite » (« Pour une poignée de dynamite ») sans doute afin de créer un lien avec le premier film de Leone tourné en 1964, « Pour une poignée de dollars ». L'orientation prise pour la distribution en France fait ressortir l'éloignement total de l'appellation retenue en Italie, tandis que la première dénomination en anglais établit un rapprochement avec le titre original italien.

L'expression semble se rapporter à la réplique fréquente de John Mallory manipulant ses explosifs et qui, en prévention de la détonation à venir, conseille à son auditoire, au premier rang duquel figure Miranda, de se cacher et donc de courber la tête. « Planquez-vous, bande de connards » ou « Baissez bien la tête » si vous ne voulez pas être désintégrés par l'explosion qui va suivre ! C'est effectivement l'idée a priori la plus naturelle afin d'expliquer ce titre curieux, très court et à la grammaire peu courante.

Mais le fait de s'en tenir à cette seule explication présente la difficulté suivante : on ne comprend pas que pour un film mettant en évidence une réflexion aussi grave sur le problème de la délation et de ses conséquences dévastatrices, le réalisateur ait « simplement » choisi une réplique ironique, un trait d'esprit amusant pour l'intitulé final de son œuvre. Le risque encouru consiste en pareil cas à saborder le sens du message solennel que l'on veut faire passer, à le diluer au point que le public, à cause du titre, n'y verrait qu'un bon divertissement occultant la réflexion que l'on souhaite activer dans son esprit.

C'est la raison pour laquelle Christopher Frayling, dans le commentaire de la version restaurée de 2005, propose une application imagée de l'expression que l'on pourrait paraphraser ainsi : « Tu aurais mieux fait de ne jamais te mêler de toute cette histoire et il ne te reste plus, maintenant que tout est fini, qu'à baisser la tête comme signe de ta déroute ». Cette pensée serait celle de Mallory à l'égard de Miranda au moment de la scène finale et semble corroborée par la désillusion du brigand prenant conscience de sa solitude après l'exécution de sa famille, mais aussi de l'absurdité de ses rêves égoïstes de richesse et de pillage puisque le rôle de héros involontaire de la révolution le laisse indifférent.

Il me semble toutefois qu'un sens encore plus riche puisse être dégagé de cette courte expression énigmatique « baisse la tête », à la lumière de l'entretien que l'historien du cinéma Noël Simsolo a eu avec le réalisateur en personne. A la page 160 de l'ouvrage « Conversations avec Sergio Leone » (Stock Cinema, 1987) le metteur en scène revient sur les circonstances qui l'ont conduit à intituler le film « Giù la testa » alors que son souhait premier pour le titre italien était, comme en français, « Il était une fois la révolution ». En Italie, le distributeur craignait que ce titre n'établisse une confusion avec le film de Bernardo Bertolucci « Prima della rivoluzione » réalisé en 1964, et dont la résonance était totalement différente. Leone enchaîne : « Alors, j'ai choisi Giù la testa, qui signifie courber l'échine ». Bien qu'il ne détaille pas davantage sa pensée, cette brève remarque nous dirige vers une autre réflexion à propos de la signification du titre. Il suggère, au sens figuré, le poids de l'oppression politique s'abattant sur une nation en souffrance devant le joug adverse. Le titre du film sonne encore plus juste et prend tout son relief avec ce dernier sens.

On devine que l'allusion concerne en premier lieu le bouleversement mexicain de 1913, mais aussi la cause irlandaise désireuse de s'affranchir de la tutelle britannique, qui a généré à John et son ami leur militantisme fusionnel. En élargissant encore le champ d'application, on se doit également d'y inclure (voir le paragraphe « Une transposition historique lourde de sens ») la question du traumatisme psychologique subi par le peuple italien lors de l'occupation allemande de la péninsule entre l'été 1943 et le printemps 1945, au lendemain du renversement du régime fasciste. Courber l'échine sans la rompre est le mot d'ordre contenu en filigrane de la réflexion ; c'est le but suprême vers lequel doit tendre toute résistance idéologique. Mais parfois, hélas, les certitudes de l'existence, contre toute attente, se fissurent et conduisent à la rupture, donc à une forme de trahison à laquelle on était pourtant certain de ne jamais succomber… C'est tout le drame vécu par le docteur Villega dans la voiture militaire où il passe aux aveux aux côtés du sinistre Günther Reza, prenant conscience que son échine idéologique se fracture et que les conséquences seront incommensurables. C'est aussi le drame de l'ami irlandais, qui, conduit par la police britannique le visage tuméfié dans le pub où Mallory a ses habitudes, n'a plus qu'à hocher la tête vers le bas pour parfaire sa défection. Il est inouï que ces deux hochements physiques constituent exactement le moyen par lequel s'effectue aussi la rupture de l'échine psychologique…

Et si l'on retient l'hypothèse mise en lumière par la version restaurée du film, la décision prise par Mallory d'éliminer son rival en amour alors que leur utopie politique commune aurait dû lui dicter de se rendre maître de sa jalousie, on saisit toute l'acuité de son mal intérieur. Ce qui dans ce cas rend encore plus hideux le processus de démission, c'est que la décision de sacrifier Sean a été prise lucidement, sans le recours à la persécution physique derrière laquelle les deux autres protagonistes peuvent s'abriter avant leur mort pour apaiser leur tourment. Mallory sait qu'il a fourni un contre-exemple absolu à l'idéal de fraternité soutenu jusqu'au moment de la mort de son ami. En élargissant le raisonnement, on ne peut que voir sous cet angle sombre les actes de délation gratuits accomplis sous couvert d'obéissance à l'autorité et qui ont débouché au final sur des déportations et des exécutions d'innocents. L'histoire de notre pays durant la période de l'occupation de 1940/1944 en constitue une illustration édifiante.


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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:36

Analyse (chapitre 3)

LE REGARD SEVERE PORTE PAR LA CRITIQUE CINEMATOGRAPHIQUE

« Giù la testa » a été fraîchement accueilli, c'est le moins que l'on puisse dire, au moment de sa sortie sur les écrans en 1971 (Italie) et 1972 (France et Amérique). Il n'est pas nécessaire d'examiner la totalité des commentaires qui ont accompagné sa sortie en salle pour se rendre compte de ce mépris. La revue française « Cinéma 72 », dans son numéro de mai, se livre à une analyse sous la forme d'un exercice intellectuel très riche mais au fond plutôt ironique avant de publier l'appréciation des neuf commentateurs spécialisés qui ont visionné le film. Cela donne un résultat contrasté : un « surtout pas », deux « insignifiant », deux « à la rigueur », trois « à voir » et un « à voir absolument », cette dernière appréciation étant donnée par Michel Grisoglia, rédacteur de la note critique publiée dans la revue. Celui-ci a fort bien saisi l'évocation historique de la souffrance vécue par le peuple italien au moment de la seconde guerre mondiale, transposée dans cette histoire mexicaine du début du vingtième siècle. Il apporte en effet la précision suivante : « Les morts dans les grottes, que Leone filme en muet, comme les grandes douleurs de la tragédie, (…) appartiennent à l'Italie de Mussolini, de même que les exécutions dans les fossés de la gare ». Dans « La saison cinématographique 72 »,

Jean-Claude Guiguet sécrète quant à lui une véritable diatribe : « Le Leone qui faisait encore illusion dans « Le bon, la brute et le truand » et « Il était une fois dans l'Ouest », n'est plus qu'un lointain souvenir. Ces deux heures et demie de révolution n'ont plus grand-chose à voir avec le cinéma ». Les réflexions publiées dans « Télérama » et « Ecran 72 » sous les plumes respectives de Jean-Louis Tallenay et Guy Braucourt sont certes plus bienveillantes envers le film, mais ne suffisent pas à convaincre que l'on est peut-être en présence d'une œuvre majeure. En parcourant les estimations ultérieures de la critique, on découvre un point de vue d'ensemble tout aussi humiliant. Jean Tulard, dans sa véritable bible pour le spectateur « Guide des films » (1ère édition, 1990) est d'une extrême sévérité : « Son humour (celui de Leone) comme les mimiques de Steiger sont d'une lourdeur désespérante. Il s'agit de son plus mauvais film ». Gérard Legrand, dans l'Encyclopaedia Universalis, est à peine plus mesuré : « Le médiocre « Il était une fois la révolution (1971) » est nourri d'allusions contemporaines vite démodées ».

Le spécialiste du cinéma italien Freddy Buache se montre plus encourageant, même si son appréciation ne le fait pas verser dans l'effusion : « Avec ce nouveau film qui très curieusement, paraît moins populaire que le précédent, sa méthode atteint une sorte de perfection et permet de qualifier facilement, sans longues phrases, le charme singulier de Leone : ce réalisateur redécouvre avec la couleur, le grand écran et la musique d'Ennio Morricone, les vertus de la calligraphie ». Il faut avoir recours au « Dictionnaire du cinéma (Larousse) » pour trouver une autre note d'encouragement : « Les tons crépusculaires se font plus graves dans le film suivant (Giù la testa, 1971)… ».

On peut légitimement s'interroger sur les raisons de ce jugement d'ensemble particulièrement rigoureux. Ma conviction intime, sans doute non conventionnelle, est la suivante : les quatre premiers films de Leone avaient reçu un accueil chaleureux, voire triomphant pour le dernier en date (« Il était une fois dans l'Ouest » en 1968), de telle manière que le public ainsi que la critique s'attendaient à une relative continuité avec cette fresque grandiose, dont le titre présentait en français une similitude reposant sur la notion d'imaginaire. Or, il est évident que « Giù la testa » marque une rupture avec les précédentes réalisations de Leone, en ce sens qu'il introduit une maturité de réflexion non encore développée jusqu'alors.

Christopher Frayling défend l'idée de cette progression dans son commentaire de la version restaurée : le film marque un « passage à l'âge adulte », mais difficile à entrevoir pour le spectateur, car ce n'est pas forcément ce que le public attendait du cinquième film de ce réalisateur. Cet « âge adulte » se manifeste par un approfondissement du problème de la délation et de la possibilité de s'amender à la suite d'un acte aussi tragique. Les quatre premiers films de Leone, si on y regarde bien, avaient tous en commun une certaine apologie de la vengeance entrevue sous une forme de catharsis du spectateur. Celui-ci pouvait, par écran interposé, y voir une sorte d'assouvissement de ses conflits quotidiens non résolus, se mettant en secret à penser: « Mon (patron, voisin, beau-père…) est un vrai fumier et mériterait lui aussi de recevoir une balle dans la tête pour tout ce qu'il m'a fait ». Mais dans « Giù la testa », la noblesse de la réflexion sur la réparation possible d'une trahison d'envergure met au placard ce raisonnement primaire. Seule la scène de la mort du gouverneur tentant d'échapper à Juan est teintée de ce goût amer, pour des raisons que l'on évoquera dans le paragraphe « La volonté de rédemption opposée à l'impossibilité du pardon ».

L'effet inverse a sans doute été lui aussi déterminant, dans le sens qu'une certaine lassitude à propos du travail du cinéaste italien a commencé à se faire jour, ce qui a pu empêcher le public de saisir la portée différente de ce nouveau film. Un autre élément est à prendre en compte : la coexistence permanente de l'humour et de la gravité a pu faire hésiter l'auditoire sur le sens définitif à lui donner. En cela, « Giù la testa » s'inscrit bien dans la suite logique des quatre premiers films de Leone. Les fines répliques de John à son compagnon lourdaud (« si je tombe, les cartes de ce pays ne sont plus valables » en référence à l'explosion de la nitroglycérine qui s'ensuivrait, ou bien encore la fausse ovation « Viva Miranda ! » qui suit l'attaque de la banque de Mesa Verde) complètent les propos cocasses du bandit (« tu crois peut-être que les banques sont à la campagne » ou bien « même avec les jumelles à l'envers, ce pont me paraît encore trop près »). Il aurait donc pu subsister un doute concernant le registre d'appartenance de ce long-métrage : drame authentique ou simple comédie dramatique ?

Il faudra attendre la restauration de 2005 pour que la critique se décide à envisager sous un angle différent la question de la valeur réelle du film.


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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:38

Analyse (chapitre 4)

UNE TRANSPOSITION HISTORIQUE LOURDE DE SENS

Plusieurs éléments nous éclairent quant à la signification complémentaire que le réalisateur a souhaité donner à cette histoire se déroulant au Mexique et en Irlande. Il faut y voir en arrière-plan une évocation du contexte historique méconnu et dramatique auquel le peuple italien a été confronté entre l'automne 1943 et le printemps 1945 sur son propre sol. Avant de détailler ces divers points, il est nécessaire de revenir quelques instants sur la succession des événements ayant conduit la péninsule au chaos le plus total à la fin de la seconde guerre mondiale. L'origine du mal est à porter au compte de la volonté personnelle de Mussolini de vouloir à tout prix entrer en guerre aux côtés de l'Allemagne nazie, alors son alliée sur le plan politique. L'inconscience du dirigeant fasciste aveuglé par sa vanité débouche sur la déclaration de guerre du 10 juin 1940, précipitant l'Italie dans un conflit pour lequel elle n'est pas préparée militairement et sans doute encore moins psychologiquement. Le sort de la puissance italienne, par ce choix insensé, se retrouve scellé à celui de la puissance germanique, pour laquelle tout se passe pour le mieux à ce moment précis. Mais au fur et à mesure des revers militaires que commence à essuyer le Reich allemand, le peuple s'exaspère des privations et restrictions de toute sorte que le combat forcé lui impose.

D'un point de vue purement humain, les Italiens ont peu de choses en commun avec le peuple allemand dont le caractère a été spécialement affûté pour faire face à la conflagration. Cette lassitude gagne tout le territoire et devant les résultats militaires de plus en plus contrastés que l'Allemagne et l'Italie obtiennent sur les divers fronts, le peuple italien n'a plus qu'une idée à l'esprit : sortir impérativement de ce conflit dans lequel les a précipités un dirigeant irresponsable en 1940. L'occasion semble se présenter le 25 juillet 1943, lorsque le Grand Conseil fasciste désavoue Mussolini que le roi fait arrêter puis incarcérer. La signature début septembre 1943 d'un armistice avec les Anglo-Américains qui ont débarqué dans le sud du territoire cristallise tous les espoirs de la nation italienne moralement asphyxiée par la guerre.

C'est à ce moment précis que survient la tragédie… Les Allemands, ayant compris que leur allié vient de changer de camp, font déferler sur la péninsule italienne des troupes d'occupation afin de stopper la remontée des occidentaux en direction du nord. Une terreur sans précédent s'abat sur l'Italie non libérée qui se retrouve sous la domination impitoyable de ses anciens partenaires. Le débordement et la répression sauvage font partie du quotidien. Dans ce contexte angoissant, le 23 mars 1944, une colonne de la police allemande est attaquée à Rome par des résistants, provoquant la mort de trente-trois personnes. Dès l'annonce de l'attentat, les autorités d'occupation décident de procéder à un acte de représailles afin de venger leurs camarades tombés dans l'embuscade. La décision est prise de faire fusiller le lendemain dix civils italiens pour un allemand mort, ce qui veut dire que 335 Juifs et prisonniers politiques sont exécutés sommairement dans les carrières de la Via Ardeatina afin d'assouvir la vengeance du Reich.

D'autres actes de barbarie auront hélas lieu sur le sol italien avant sa libération complète, notamment celui de Marzabotto (Emilie-Romagne) à l'automne 1944, où plusieurs centaines d'hommes, femmes et enfants seront massacrés par un détachement de division SS dans des conditions d'épouvante que le documentaire « De Nuremberg à Nuremberg » (Frédéric Rossif, 1989) a su évoquer avec toute la gravité requise. Un traumatisme émotionnel durable a affecté pour longtemps ce peuple, dont les yeux se sont ouverts sur le vrai sens à donner à l'expérience aventureuse du fascisme…

Sergio Leone en personne a expliqué, dans un entretien publié par le journal « Le Monde » en date du 6 avril 1972 (l'article s'intitule fort à propos « Il était une fois… le fascisme en Italie ») la transposition des événements bouleversants de 1944 à l'intérieur de « Giù la testa ». « Dans ce film, j'ai mis des tas de choses. Des souvenirs de la dernière guerre : les morts dans les grottes, c'est historique, ça s'est passé en Italie. Une opération de représailles des Allemands : ils ont fusillé trois cents personnes d'un coup, enfants, femmes, Juifs, hommes politiques, pêle-mêle. Les exécutions dans les fossés de la gare, c'est le (Leone commet involontairement une erreur de date en situant l'évènement en septembre 1943) à Rome, les Fosses ardéatines. Le colonel, il a une tête de nazi, non ? Le type abattu en civil, oui, ce jeune officier qui tentait de s'enfuir, c'est Mussolini. L'acteur, un sosie du Duce, jeune ». Le cinéaste apporte ainsi une explication directe quant à la signification multiple de son œuvre portée à l'écran. Le cauchemar de l'occupation a laissé une empreinte si forte dans l'esprit de l'adolescent de quinze ans (il était né le 3 janvier 1929 à Rome) qu'il lui a paru nécessaire de le référencer en toile de fond de son film. Les deux éléments visuels lui ayant permis d'imprimer ce thème dans le subconscient du spectateur sont les suivants :

  • le choix de l'acteur interprétant le rôle du colonel chargé de la répression. Sa décision s'est portée sur le comédien Antoine Domingo, à la physionomie altière lui conférant une figure de reître implacable digne des sections spéciales qui ont commis l'irréparable sur le sol italien. Remarquons bien que le nom attribué dans le film au colonel est un nom à consonance germanique (Günther Reza) et que le comédien en question interprète aussi, dans le film de Robert Enrico « Le vieux fusil » (1974), un rôle de soldat allemand participant au massacre d'un village du Sud-Ouest de la France ; on le reconnaît très bien dans une séquence tournée sur la terrasse du château de Bruniquel… Leone l'a dit dans l'interview au journal « Le Monde » évoqué ci-dessus : « Le colonel, il a une tête de nazi, non ? » ce qui ne laisse pas de place au doute quant à ce qu'il a voulu évoquer.
  • la ressemblance frappante d'un soldat exécuté pour trahison, abattu de plusieurs balles dans le dos, avec Benito Mussolini lui-même. C'est une allusion directe à la mort du Duce, au printemps 1945, sur les bords du lac de Côme, lorsqu'il tentait, déguisé en uniforme allemand, de s'enfuir en terre étrangère. Le principal responsable de la détresse italienne a été sommairement éliminé par un groupe de résistants chauffés à blanc criant vengeance pour le cauchemar dans lequel il avait plongé la nation qu'il déclarait défendre. Lorsque son corps a été rapatrié quelques heures plus tard sur Milan, la foule hystérique a déversé sa haine de manière physique, exprimant une sorte de libération cathartique qui trouve une similitude dans la disparition violente du sosie de la pellicule.

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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:39

Analyse (chapitre 5)

L'IDENTITE VERITABLE DE SEAN RETABLIE

La dimension du film est atteinte à partir du moment où le spectateur comprend qu'il y a un autre personnage que celui occupant les vingt premières minutes et dans lequel on a de la difficulté à s'identifier, compte tenu de sa trivialité. Dès que John Mallory entre en scène, un intérêt supplémentaire se fait jour car son côté astucieux et fin d'esprit ne manque pas d'interpeller l'auditoire. C'est au cours de la discussion entre les deux hommes, à l'extérieur de la diligence volée, tandis que Miranda souhaite s'assurer à des fins égoïstes le concours de celui qu'il surnomme « grand sorcier », que surgit dans la version de 2005 le premier coup de théâtre par rapport à celle de 1971. Lorsque Rod Steiger (Miranda) demande son nom à James Coburn (Mallory), ce n'est plus deux fois « John » entrecoupés d'un embarras que l'on entend. La première réponse entendue est « Sean », la seconde étant « John ».

On comprend dès lors bien mieux la gêne de l'irlandais, qui n'aurait pas du tout la même portée si les deux réponses successives avaient été identiques. En étudiant le déroulement de l'image, on voit qu'il est subitement ébranlé : sa gorge se noue, il avale difficilement sa salive, il tente de se reprendre. En un mot, il est mal… Dans sa rencontre avec ce gros balourd il a joué le rôle du renard matois grâce à son arsenal d'explosifs, mais maintenant il est déstabilisé par cette seule question qui porte sur son prénom. Qu'a-t-il donc de si particulier, ce prénom ? La réponse est suggérée par l'apparition du premier flash-back du film : le bonheur en Irlande aux côtés d'un ami et d'une jeune femme avec lesquels des liens amicaux et amoureux s'étaient tissés. Le lien est rétabli avec ce passé resurgi comme un fantôme. Le prénom « Sean » a donc un rapport avec ce souvenir tenace.

On se demande : « Serait-ce l'ami du flash-back, ou s'agit-il de Mallory lui-même, opérant sous un nom d'emprunt compte tenu de son activité de résistant ? ». La question a en fait été résolue sous nos yeux quelques instants plus tôt, au moment où Miranda fouille dans les affaires de John et découvre un extrait de journal où figure l'avis de recherche dont il est l'objet. Il est clairement indiqué sous la photo de l'intéressé que Mallory s'appelle uniquement « John », car s'il s'était appelé « Sean », ce journal n'aurait sans doute pas manqué de faire mention de ce nom de baptême. D'où la première conclusion à tirer : c'est bien l'autre, c'est l'ami du flash-back qui s'appelle Sean et non Mallory.

Compte tenu de la rapidité de défilement des images, le spectateur a du mal à déchiffrer tout cela, d'autant que la version française de 1971 escamote complètement le problème en faisant dire deux fois la même chose à James Coburn , alors que le montage original respecte la cohérence entre l'image et la parole. En effet, si John répétait deux fois son propre prénom, comment expliquer qu'il soit au bord du malaise entre les deux répliques ? Une étape vient d'être franchie, le cheminement de la pensée s'affine : John est bouleversé en repensant à son ami Sean, à tel point qu'il semble s'identifier à lui.

Reste à comprendre la raison de cette adoption d'identité au sens spirituel : les flashes-back suivants vont délivrer graduellement les informations nécessaires à la compréhension de ce point, tels les éléments d'un puzzle s'assemblant avec cohérence. Sean est devenu comme une partie de lui-même et le hante sans discontinuité pour une raison que les dernières images du film vont nous révéler.


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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:40

Analyse (chapitre 6)

LE FLASH-BACK FINAL : UNE CLE DE COMPREHENSION ESSENTIELLE

Une difficulté de taille pour l'intelligibilité du film résidait dans la suppression, partielle ou totale, du long retour en arrière final qui précède la mort de John. On peut tenter de résumer le problème en faisant état des quatre versions différentes dans lesquelles le film a été projeté suivant les pays de distribution :

  • une première version, la moins satisfaisante de tous, où le flash-back est complètement expurgé : c'est la variante « traditionnelle » française régulièrement diffusée à la télévision et qui a été disponible en DVD quelques années avant la version restaurée. C'est sans doute celle diffusée aussi en Italie. De part la mutilation subie, elle ne présente qu'un mince intérêt et ne permet donc pas d'approfondir la relation ultime entre John et Sean.
  • la version sortie aux Etats-Unis en 1972, où la durée du retour en arrière est réduite à cinquante secondes afin de ménager la susceptibilité du public américain, plus réticent que celui de l'Europe à l'égard des scènes d'étreintes amoureuses. De ce fait, l'image s'arrête avant que John n'embrasse la jeune femme.
  • la version française de 1972, très certainement celle que j'ai visionnée au cinéma avec mon père, où le flash-back est présent en totalité, d'une durée de trois minutes quinze.
  • la version restaurée de 2005, avec les mêmes images, mais un montage de la partition d'Ennio Morricone différent de la précédente, respectant en cela la volonté initiale du réalisateur.

Sergio Leone a dénoncé avec amertume la mutilation partielle ou totale affectant les dernières minutes de son œuvre. Dans la série de conversations tenues avec Noël Simsolo, il déclare en effet : « Et je ne parle pas du nombre de coupures que le film a subi. Dans la plupart des pays, il n'y a plus de flash-back final. C'est très grave. Je crois d'ailleurs que cette scène n'est restée que dans la version française ». Si l'on fait abstraction de la version américaine où la coupure était liée à l'autocensure prévisible du public, les raisons de ce retranchement restent un peu obscures, et en fin de compte non convaincantes en comparaison de l'apport fourni par la version intégrale. C'est probablement la crainte de voir le public s'impatienter au terme de près de deux heures et demies de spectacle que celui-ci a été écourté dans la majorité des circuits de distribution. Un peu comme si le spectateur commençait à se dire : « Ce film, il n'en finit pas, voilà encore un nouveau retour en arrière à déchiffrer… »

D'autres scènes ont également été écartées (on en a la preuve par une série de photographies retrouvées dans la collection de la MGM), non pas au niveau de la distribution, mais du montage : ainsi la séance de torture subie par Villega, ce qui donne l'impression que le docteur a craqué un peu trop facilement entre les mains de ses tortionnaires. Ce sentiment est renforcé par les blessures à mon sens trop discrètes portées par le visage de celui qui trahit. C'est l'un des seuls regrets qu'il me semble légitime de formuler à propos du long-métrage ; mais il est probable que la production avait renoncé à présenter des images encore plus pénibles par crainte de ne pouvoir obtenir le visa cinématographique l'autorisant à tout public.

Il me paraît maintenant nécessaire de décrire les images capitales de ce dernier flash-back se déroulant pendant trois minutes quinze sous nos yeux. Les trois personnages sont déjà apparus dans une première évocation du passé et on sait qu'il s'agit de John Mallory, son ami Sean Nolan et une jeune femme qu'ils aimaient en commun, à l'époque où ils vivaient en Irlande. Le plan s'ouvre sur un pré verdoyant où leur bien-aimée, dans une course à travers champs, les devance de quelques mètres en tenant à la main un chapeau de paille orné d'un long ruban orange. Tous trois sont vêtus avec beaucoup d'élégance et semblent amusés par l'issue désormais proche de cette courte escapade : la jeune femme va bientôt être rattrapée… Dans un gracieux mouvement caractérisé par un léger étourdissement, elle marque un léger temps d'arrêt pendant lequel son regard semble deviner la présence rapprochée de l'un des deux amis. Elle s'adosse à un arbre imposant et libère un soupir alangui afin de trouver un instant de répit. Les traits de son visage paraissent témoigner d'une abdication complice envers ses deux poursuivants, comme si elle leur disait : « Oui, j'ai perdu, vous avez réussi à me rejoindre ; maintenant je suis à vous ».

Cette première minute, d'un pur point de vue esthétique, constitue la phase culminante du retour en arrière. Le mouvement de recul effectué par la caméra autour de l'arbre confère une douceur lumineuse à la scène, dont les détails ont été soignés à l'extrême. Il y a même une petite brise ondoyante dans la coiffure de la comédienne Vivienne Chandler… Vient ensuite la séquence des deux étreintes successives s'achevant par le moment-clé : le regard distancé porté par John sur le sentiment amoureux de son ami Sean pour la jeune femme. Jusqu'à la parution de la version retravaillée, la conviction qui s'imposait était celle d'un regard approbateur de John sur cet amour non exclusif. On était en droit de mettre cela sur le compte de la frivolité propre à la jeunesse, une sorte d'extension fautive à l'idéologie politique à laquelle tous trois adhéraient, mais que le cours normal de la vie se chargerait de corriger en son temps. Chacun des trois personnages comprendrait alors qu'une femme n'est pas comme une doctrine et ne peut se partager.

Le respect du montage original du film, mis à la disposition du public par le biais de la version restaurée, ouvre toutefois une perspective différente. C'est la musique d'Ennio Morricone qui fournit un élément de réflexion déterminant. Dans la version française de 1972 avec le flash-back complet, le compositeur fait correspondre l'arrivée de la jeune femme autour de l'arbre avec l'apparition de la voix d'Edda Dell'Orso et garde cette tonalité jusqu'au sourire de John en l'englobant. Dans celle de 2005, au moment où la jeune femme change de partenaire, il y a une rupture dans le thème musical qui, d'un coup, rappelle les notes entendues au moment de l'exécution de Sean dans le pub. La musique, en somme, dit le contraire de ce que l'on voit. John sourit en aparté, mais ce sourire n'est-il pas celui d'un homme rongé par l'émergence d'une jalousie dont il ne pourra se rendre maître et qui va le conduire à mûrir sa vengeance? Le changement de rythme de la partition est une indication précieuse que l'on est obligé de prendre en compte pour une réflexion plus approfondie du problème.

Cela signifie qu'à terme il va décider d'éliminer Sean pour une « simple » question de rivalité amoureuse, outrepassant les règles de fraternité suprême que leur dictait leur idéal. Dans cette optique, le vrai traître, c'est John Mallory, et la séquence du bar où il abat Sean Nolan au moment de son hochement de tête implique au préalable que la police anglaise a été le chercher sur les indications fournies par John. Ce n'est donc pas simplement la mort d'un ami devenu un traître, mais celle de quelqu'un que l'on a poussé à trahir parce qu'il a été dénoncé…

Cette hypothèse est confirmée par le sentiment de culpabilité ressenti par Mallory tout au long du film, qu'il se manifeste par son embarras à propos de la question de son prénom ou encore au poste de conduite de la locomotive en compagnie du docteur Villega. Là, il reconnaît qu'il « ne croit plus qu'en la dynamite », ses idéaux de révolution étant évanouis, très certainement parce qu'il a conscience du caractère inexpiable du complot échafaudé pour se débarrasser de Sean.

Il n'est hélas plus possible de demander au cinéaste dans quelle mesure cette interprétation nouvelle correspond bien à sa volonté, car Sergio Leone est décédé le 30 avril 1989 à Rome, à l'âge de soixante ans. Si cette explication est la bonne, il l'a obligatoirement communiquée au compositeur qui, sur ses instructions, a adapté le thème musical du dernier flash-back en y introduisant la rupture évoquée plus haut. Lorsque nous avons dialogué avec Ennio Morricone à Paris, à l'issue du concert du 6 juin 1987 et 27 novembre 1989, nous ignorions à l'époque que le montage original du film, tel qu'il deviendrait disponible en 2005 à travers la version restaurée, allait révéler cette divergence de taille… Ce point crucial n'a donc pas été abordé au cours de notre entretien.

Il faudrait une nouvelle possibilité de discussion pour tenter d'éclaircir le sujet, mais il y a quarante ans maintenant que le film a été réalisé et les apparitions en concert du musicien devraient se faire plus rares (il est né à Rome le 10 novembre 1928), ajoutant une difficulté supplémentaire pour obtenir cette confirmation.


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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:52

Analyse (7)

LA VOLONTE DE REDEMPTION OPPOSEE A L'IMPOSSIBILITE DU PARDON

Peut-on s'amender et retrouver la paix intérieure après avoir commis le pire ? Le sens ultime de « Giù la testa » passe nécessairement par cette interrogation grave. Dans le film, ceux que l'on voit commettre le pire se répartissent en deux groupes bien distincts : d'un côté les représentants du pouvoir en place, c'est-à-dire le gouverneur, appuyé par le redoutable colonel Günther Reza et ses forces répressives, paraissant hors de portée d'un quelconque remords et donc inaccessibles à la notion de repentir ; de l'autre, ceux qui « courbent l'échine » en cédant momentanément à la pression et sont finalement rattrapés par leur conscience : Villega, Sean et même John si l'on retient l'interprétation induite par la version restaurée. Le faux repentir peut hélas brouiller le développement intérieur menant à la prise de conscience puis à la réparation du préjudice infligé à autrui. C'est celui témoigné par le gouverneur en fuite lorsqu'il se retrouve dans le train face à Miranda, contraint moralement de l'exécuter suite à son comportement déplacé : il croit qu'un trésor financier peut faire oublier à un père le massacre de sa famille. On voit que Juan, en raison de sa fascination pour le pillage et la rapine, a un instant d'hésitation, le pistolet dans une main et l'autre main inventoriant le sac avec ses richesses… Il se reprend toutefois juste à temps pour ne pas être mystifié.

La pureté des mobiles constitue le socle sur lequel peut se construire le processus de rachat moral d'une personne, dans la mesure où cette dernière le veut bien. En visionnant à nouveau le film ces dernières années, j'ai redécouvert la force de conviction du court flash-back où Mallory pénètre dans le pub à l'insu de son ami et voit ce dernier déployer son zèle auprès des membres de l'assistance. Sean encourage un jeune militant par une tape appuyée dans le cadre de la distribution d'un journal que les autorités britanniques doivent cataloguer comme subversif. Ce qui est proprement fascinant dans cette scène, c'est le sentiment de satisfaction qui s'installe sur le visage de John, parce qu'il sait que Sean ne le voit pas, confirmant l'authenticité des convictions de son ami. A l'ultime seconde du plan, John retire son écharpe sans même y prêter attention…

Leur communion doctrinale s'appuie à ce moment précis sur une base indestructible qui les conduira aussi à la fusion amoureuse pour une même femme. Sergio Leone sait que plus tard, il nous montrera la naissance puis la concrétisation du drame détruisant cette amitié, mais à cet instant précis, je crois qu'il a voulu nous dire : « Un homme qui regarde comme cela ne peut pas être tout à fait mauvais ; ce qu'il va faire plus tard, il sera obligé de le regretter moralement… » Et de fait, le choix de l'ancien révolutionnaire irlandais de mettre fin à ses jours après le déraillement du train ne me semble pas relever uniquement de l'intérêt physique à abréger sa propre souffrance, mais plus encore de chercher à s'absoudre de son tourment, tout comme le Docteur Villega a refusé de sauter de la locomotive alors qu'il pouvait encore sauver sa vie.

A la question capitale posée au début de ce paragraphe, la réponse est oui sans la moindre hésitation. Elle est toutefois conditionnelle parce qu'elle implique de la part du coupable une volonté irrésistible de faire réparation pour le mal infligé à autrui. Même l'Evangile le dit : « Si ton frère vient à pécher contre toi, réprimande-le, et s'il se repent, pardonne-lui (Saint Luc 17 : 3). D'où l'on en déduit que le pardon unilatéral accordé à tout prix est un leurre, surtout si le camp adverse le réclame de manière détournée. La situation s'est produite lors du procès des criminels de guerre nazis (Nuremberg, à compter du 20 novembre 1945) osant plaider la non-culpabilité par suite d'une prétendue obligation de soumission aux ordres donnés par leur hiérarchie.

L'historien Pierre Montagnon a fourni une réponse souveraine à ce prétexte : « Ceux qui ont conduit leur peuple aux horreurs des camps ne méritaient-ils pas que la trappe mortelle s'ouvrît un jour sous leurs pieds ? » (« La grande histoire de la seconde guerre mondiale », Pygmalion, 1996). A l'inverse, le choix moralement salutaire est celui opéré par Villega, à propos duquel John ne manque pas de dire, même s'il le fait avec un sourire équivoque, qu'il est mort « en héros de la révolution », lui ôtant cet aspect pitoyable qui s'était attaché à lui après la scène de la trahison dans le véhicule militaire. Mallory lui aussi fait ce choix dans les dernières images du film, et l'adoption, au sens spirituel, du prénom de son ami, nous mettait inconsciemment en présence de son évolution intérieure.

Envisagé dans la perspective de cette réflexion globale, le film restauré prend une dimension qui manquait à l'ensemble des versions tronçonnées distribuées en salle au moment de la sortie cinématographique de 1971/72. Ainsi que l'établit avec justesse la fin du documentaire « les versions alternatives » disponible sur le DVD numéro 2 du coffret collector de 2005, le travail de restauration nous permet à présent de bénéficier « d'une expérience émotionnelle plus intense et satisfaisante » réhabilitant le projet initial du metteur en scène.


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De gilles74, le 2 avril 2012 à 22:54

Conclusion

RETOUR FINAL A ROME TRASTEVERE

C'est dans le quartier natal du réalisateur et du compositeur, à Rome, que je souhaiterais placer ma réflexion finale à propos de ce travail. Je sais que tôt ou tard, sans en connaître précisément l'échéance, je retournerai m'imprégner en silence des lieux de naissance de leurs vocations artistiques respectives. Un modeste pèlerinage, mais incontournable…

Je me rendrai à nouveau dans le restaurant où, sur la grande photo murale prise à leur école primaire, vers 1935, on voit les deux jeunes garçons anonymement réunis côte à côte, ignorant tout de leur collaboration future. A quelques dizaines de mètres résonneront encore dans la cour de récréation leurs pas d'enfants ingénus jouant aux gendarmes et aux voleurs, ainsi qu'Ennio Morricone lui-même l'a confirmé dans l'ouvrage « Il était une fois en Italie » (Editions de la Martinière, 2005). En me rendant au pied des marches de l'escalier du Trastevere, j'aurai un pincement au cœur en repensant au premier trente-trois tours de ma collection, celui à la pochette orange offert par mon père à l'issue de la projection du film…

J'ai de la peine à accepter, si le cours normal du temps est respecté, qu'il nous faudra sous peu parler aussi du compositeur à l'imparfait… Tenter d'expliquer à de nouveaux amis, de nouveaux collègues pourquoi nous l'aimions tant constituera une tâche délicate, dans la mesure où, tout en l'ayant obtenue, il n'avait pas recherché la notoriété au cours de sa carrière. Cela s'est traduit entre autres par la difficulté, pour le public, de mettre un visage sur son nom… Bien qu'ayant composé la musique de cinq cents films, la plupart des auditeurs n'ont retenu qu'une vingtaine de titres appartenant presque tous au même registre, dont « Giù la testa » fait partie*. C'est une démarche réductrice que le musicien déplorait sûrement en secret. Bien au-delà de sa maîtrise professionnelle, ses qualités humaines étaient toutes résumées dans cette phrase rédigée pour lui par le réalisateur Henri Verneuil : « Et parce que les géants sont humbles, tu continues à vivre et à parler comme si tu ignorais l'immense talent qui habite en toi… »

  • Parmi ses musiques de films au lyrisme étourdissant restées hélas méconnues, il faut au moins citer « La tenda rossa » (1968), « La Califfa » (1971), « Incontro » (1971), « Questa specie d'amore » (1972), « D'amore si muore » (1973), « Attenti al buffone » (1975), « Quartiere » (1987), « La villa del venerdi » (1991).

Rédigé à Annecy, du 5 octobre au 3 novembre 2011.


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De tiger007fr, le 23 août 2022 à 22:11

Bonsoir,

C'est avec un immense plaisir que je viens de découvrir et de lire votre texte sur ce film époustouflant, il fait partie de mes films favoris depuis que j'en ai eu connaissance et pourtant j'étais bien jeune et n'en saisissait pas vraiment les détails mais il m'intriguait au plus haut point et me faisait ressentir des sensations très belles et dures a la fois. je voulais vous répondre simplement afin de vous montrer a quel point j'ai apprécié. puis j'ai vu que personne n'avait laissé un seul mot donc je me suis décidé a vous rédiger ces quelques phrases afin que vous puissiez mieux comprendre le sens de mon message.

Le message originel que je devais vous laisser était juste :

Merci.


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De Gilles74, le 24 août 2022 à 19:57

Je vous remercie pour votre message bien reçu. Cela me touche beaucoup que vous ayez apprécié le film ainsi que le commentaire que j'ai rédigé après une longue réflexion. Ainsi que vous avez pu le constater, j'y ai mis tout mon cœur car ce long-métrage aborde un ensemble de questions si vastes et profondes que l'on peut toujours y trouver, bien des années après sa sortie, une réflexion indémodable. Je regrette toujours qu'il soit resté le plus négligé des films de Sergio Leone.

Encore merci pour votre appréciation.

Bien cordialement,


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De John_Bonham, le 28 décembre 2023 à 18:33

Google fait parfois vraiment bien les choses. Grâce à son aide involontaire, je suis tombé sur votre très belle analyse, remarquablement bien écrite, argumentée et documentée. Il était une fois la Révolution est le premier film que j'ai vu au cinéma, hors présence de mes parents ou d'encadrants. J'avais 11 ou 12 ans, et ce cinéma de banlieue parisienne était plus connu pour sa fréquentation de loubards bruyants et excités du voisinage que d'autre chose. Le film m'avait impressionné, notamment la scène où Miranda retrouve ses enfants morts dans les grottes. Et je suis devenu fan de James Coburn depuis ce moment. Il s'est passé de longues années avant que je revois le film et que j'en saisisse toute la qualité et la puissance. A ce jour, je pense l'avoir revu une dizaine de fois. Et je pense qu'Ennio Morricone a signé une de ses plus belles partitions originales avec ce film. Invenzione per John est un morceau que je place parmi les meilleurs composés par Morricone.

Merci encore pour vos écrits de très haut niveau.


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