Le scénario est donc d'une grande niaiserie romanesque. Mais c'est si bien monté, si bien filmé, si bien rythmé, conté avec – déjà – tant de science de la progression dramatique qu'on se laisse volontiers attraper par les grosses ficelles, quelquefois un peu ridicules, quelquefois assez larmoyantes mais bien solides.
De toute façon le désert de l'existence des filles perdues, de leur résignation, de la fausse gaieté pleine des prestiges de la nuit et des bulles du champagne fonctionne souvent très bien. Il n'est que de placer ici et là une pauvre silhouette de riche consommateur qui veut s'étourdir, comme L'albinos (Robert Le Vigan, épatant, comme toujours, en quelques séquences) ou d'une silhouette qui boit pour oublier la désolation de sa vie, comme l'adjointe de Jenny, Vrack (Margo Lion, souvent vouée à ces rôles) pour faire sentir le frisson du désert du plaisir tarifé.Marcel Carné et Jacques Prévert n'ont sans doute pas osé appuyer un peu davantage là où ça pourrait faire mal, mais Jenny laisse tout de même assez de place à l'amertume pour annoncer ce qui va se passer après : Quai des brumes, Le jour se lève,Les enfants du Paradis, Les portes de la nuit… Le cinéma des échecs et des vies ratées.
C'est le premier et peut être le meilleur des films dûs à la collaboration de Carné et Prévert, et, paradoxalement, c'est le moins connu. Il est vrai que le fameux "réalisme poétique" est là beaucoup plus réaliste que poétique. Les dialogues sonnent juste, ce qui n'est pas si fréquent avec Prévert, et les comédiens sont tous convaincants y compris Jean-Louis Barrault en bossu vicieux et susceptible, même si Le Vigan en fait des kilo-tonnes dans le rôle de l'Albinos, milliardaire complètement cinglé. Et l'histoire finit comme elle doit finir : ni bien ni mal. De plus, on peut reconnaitre au passage quelques coins de Paris qui ont bien changé depuis. Notamment le bassin de la Villette avec son pont mixte pour piétons et chemin de fer (qui existe toujours), son "Château tremblant" photographié par Willy Ronis (à moins que ce soit Doisneau ou Ysis) et un bistrot qui apparaitra aussi, curieusement, trente ans plus tard dans un excellent Maigret avec Jean Richard intitulé "Maigret et son mort".
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