Il y a quelque temps, sur cet auguste site, nous devisions sur un western comique assez original de Robert Aldrich, Un Rabbin au Far West. Alors qu'il s'efforçait de parler du film, AlHolg vit débarquer un type – moi – qui s'amusa à greffer sur la discussion des références à La Table mise, par le rabbin séfarade Joseph Caro, et à son complément facétieusement intitulé La Nappe, par le rabbin ashkénaze Moses Isserles.
Ne sommes-nous pas un peu hors sujet? suggéra timidement AlHolg.
Et alors, il se passa ceci : simplement pour avoir voulu veiller à la bonne tenue du site, comme le lui dictait son devoir, AlHolg se vit aussitôt menacé de terribles représailles. En effet, lui répondis-je dans mon message suivant :
«…blague à part, dès que j'ai un peu plus de temps à moi, je me promets quelques digressions "thématiques" sur ce site…»
Le moment est venu de mettre cette menace à exécution !
Regardez bien ce film extraordinaire de François Truffaut; ou alors, lisez les cahiers du docteur Itard, dont Jean Gruault a tiré le scénario.
Et chemin faisant, vous verrez passer un fait historique d'importance capitale. Un fait qui nous rappelle sur l'humanité une évidence qui à notre époque tend à se brouiller de nouveau, malgré tout ce qui s'est passé.
Lorsqu'il fut découvert, le sauvage de l'Aveyron NE MARCHAIT PAS.
Quand Victor (Jean-Pierre Cargol) fut trouvé, il avait quelque part entre 8 et 10 ans (son âge exact, pour des raisons évidentes, n'était pas connu). Il avait été abandonné bébé dans la forêt et avait survécu seul dans la nature. Il n'avait pas de malformation congénitale qui l'eût empêché de marcher. Simplement, il ne marchait pas. Je veux dire, bien sûr, qu'il ne marchait pas DEBOUT.
Victor se déplaçait à quatre pattes. Regardez-le, dans une pose caractéristique, sur l'affiche de L'Enfant sauvage.
Cela signifie que, même s'il a tout ce qu'il faut, physiquement, en tant que mammifère, pour marcher, l'Homme ne marchera pas S'IL N'APPREND PAS à marcher.
Voilà qui limite sévèrement la portée du déterminisme biologique. Voilà qui certes contredit ces théories négatrices de l'homme qu'on appelle « naturalistes ». Et voilà qui, en revanche, donne tout son sens à l'adjectif latin « sapiens ».
Le cas de Victor montre bien que la possibilité (naturelle-biologique) de marcher n'entraîne pas du tout automatiquement que l'on va effectivement marcher : encore faut-il vivre en compagnie d'autres hommes, qui me montreront comment faire.
Pensez à ça : même marcher, qui nous semble si naturel, est en fait ACQUIS. Alors, imaginez le reste… Ce qui est inné, c'est la CAPACITÉ de marcher. Mais pour que l'on marche, dans les faits, il faut d'abord que l'apprentissage de la marche PASSE PAR L'ESPRIT, par la conscience; qu'il soit (laborieusement) ASSIMILÉ.
Sinon, comme Victor de l'Aveyron – enfant sauvage qui a appris à marcher debout pour la première fois au contact du docteur Itard (François Truffaut) – on se retrouve à quatre pattes. Même si on a, en tant que mammifère, tout ce qu'il faut pour marcher.
Bref, comme disait l'historien Benedetto Croce : « L'homme réel n'existe qu'éduqué. » (L'Histoire comme pensée et comme action, 1938).
Ou comme disait la philosophe Hannah Arendt, « l'homme est l'être non-naturel par excellence » (Les Origines du totalitarisme, 1947).
Dès lors on comprend mieux pourquoi, dans cette langue injustement méconnue qu'est le judéo-espagnol, il existe deux termes pour désigner l'homme: « Ombri » et « Benadam ». Cet homme est le même, bien sûr, mais vu sous deux angles. Ombri, l'homme-en-tant-que-bête. Benadam, l'homme-en-tant-qu'homme.
Sur ce même point, j'espère bientôt mettre la main sur La Sédition de l'homme (1948), de Vercors (Le Silence de la mer). D'après les résumés que j'ai lus, il semble que la « sédition » du titre soit précisément cette échappée hors de la nature qui caractérise spécifiquement l'humanité et fonde la condition même de son existence (en un mot : benadam). Si vous voyez ce bouquin traîner quelque part, faites-moi signe.
Sur papier, ces considérations peuvent sembler abstraites. Elles vous apparaîtront pourtant en un éclair, un éclair des plus simples, qui passe par le coeur et non par la tête, en regardant L'Enfant sauvage, un chef d'oeuvre de François Truffaut qui est aussi (on tend à l'oublier) un excellent film pour enfants : quand je l'ai vu pour la première fois, j'avais l'âge du personnage…
Ce message s'adresse directement à ARCA1943:
Bonsoir, Je trouve votre commentaire passionnant, et tenais à vous remercier des précieuses informations que vous partagez. Aussi, votre dernière remarque concernant l'age du public est très pertinente, et c'est un point très important à tenir en compte dans l'étude des oeuvres portant sur ce sujet. Je fais actuellement l'étude "Des Livres de la Jungle" de Kipling, et n'ai pas trouvé d'autre film que "L'enfant Sauvage" qui traite des mêmes thèmes, aborde la question de l'inné et l'acquis, et tente de définir ce qui différencie l'homme de l'animal ou de développer la notion d'intelligence, tout en permettant une critique de la société moderne. Auriez-vous connaissance d'autres films ou des documentaires à ce sujet? Êtes-vous "calé" en la matière? seriez-vous près à en discuter? Cordialement, élizoulou
(joignable sur : marandoelise@yahoo.fr )
Calé, ce serait beaucoup prétendre ! Je suis un simple lecteur. Outre les textes que j'ai déjà mentionnés dans le petit mot que vous avez lu – Vercors, Arendt, Croce – on peut ajouter un article très important (et lisible par le commun des mortels, pour une fois) d'Emmanuel Levinas, Réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme , paru dans la revue Esprit en 1934. (En passant, saviez-vous qu'un des films préférés du grand philosophe Emmanuel Levinas était Les Aventures de Rabbi Jacob? Ah, enfin un penseur qui sait s'amuser !)
De l'hitlérisme? me direz-vous, vaguement inquiète. Mais non, rien ne vous oblige à aborder ce sujet-là pour traiter du thème dont nous causons. Tout simplement, Levinas avait bien compris la pensée raciale; vous pouvez lire son article avec en tête ce sens général. Et il en dit essentiellement la même chose que les trois auteurs pré-cités, malgré tout ce qui pouvait les séparer sur d'autres sujets.
Un auteur beaucoup plus récent, mais fort éminent, le professeur Luca Cavalli-Sforza, récemment retraité de l'université de Stanford, a fait un travail à tout casser pour dire essentiellement la même chose, mais d'un angle tout différent : puisqu'il n'est pas philosophe, mais biologiste spécialisé en génétique (yes sir). Celui-là, je vous le recommande très, très chaudement. Il suffit que vous le googlassiez pour voir apparaître les titre de ses ouvrages les plus importants traduits en français.
On peut aussi penser à d'autres films que L'Enfant sauvage pour traiter ce thème du déterminisme biologique : le Les Rivières pourpres, par exemple : voilà une oeuvre de fiction qui a le mérite d'amener, mine de rien et sans faire de prêchi-prêcha, dans un langage que tout le monde peut comprendre, le thème difficile, abstrait des théories raciales et biologisantes. Bien sûr, il a d'abord le mérite d'être un très bon récit policier – quoi qu'en disent certains esprits chagrins – mais aussi de rappeler en passant, sans insister (je déteste les films "à message" !) dans quelle bouillie s'enracinent certaines théories plus ou moins à la mode comme la soi-disant "ethnobiologie" et la non moins soi-disant "sociobiologie".
Pour "ce qui différencie l'homme de l'animal", on peut se référer au roman de Vercors publié en 1952, Les Animaux dénaturés. A partir d'une fable (la découverte d'êtres proches du singe et de l'homme), Vercors pose la question essentielle : qu'est-ce qu'un homme ? Peut-on en proposer une définition ? Cette interrogation s'est, dit-il, imposée à lui suite aux horreurs de la 2ème guerre mondiale et des expérimentations nazies.
Vercors a adapté ce roman au théâtre sous le titre Zoo ou l'assassin philanthrope.
Bonjour Elizoulou, il existe un film qui se rapproche de ce que vous cherchez: L'enigme de Kaspar Hauser de Werner Herzog.
Bonjour à toute la troupe en passant, Arca en particulier qui nous fait un retour en folie, mes occupations actuelles ne me permettent pas de palabrer plus longtemps… Portez vous bien et bouffez du film! -(Baillement)- J'vais m'coucher…
PS: J'ai appris qu'il y avait une retrospective Andrei Tarkovsky au MK2 Parnasse du 25 au 31 mai, les forumers parisiens vont s'en donner à coeur joie… Bande de veinards!
Je vous remercie tous très chaleureusement pour vos réponses précieuses, et vais prendre le temps de les étudier scrupuleusement!!! Je pense tout d'un coup à un autre film qui porte sur la question de l'enfant sauvage: NELL, de Michael Apted, avec Jodie Foster, réalisé en 1994. Voili, voilou! à bientôt sur la toile, élizoulou!
en faisant des recherches sur les films traitant du sujet "les enfants sauvages", je suis tombé sur ce forum. Je suis en fait réalisateur et producteur avec un projet de film traitant ce sujet, il s'appellera "Luna la légende des bois" (tournage prévu été 2009), j'ai été trés inspiré bien entendu par le film de Truffaut, ceci-dit, mon film aura un sujet différent car il parlera de l'histoire d'une amitié entre une petite fille de la ville et une jeune adolescente élevée seule dans une forêt du canada dans les années 50, plus proche du conte pour enfants qu'une véritable histoire comme Victor de l'Aveyron. Le personnage de Luna reprendra tout de même les mêmes attitudes que Victor avant sa captivité. Si le sujet vous intéresse et que vous voulez m'en parlez n'hésitez pas. Voici le site officiel du projet : www.greenmovies.eu
Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de choses lui manque pour crier : "Je suis libre…" Mais le petit homme ?
Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin d'être tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que d'être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu'il a d'instinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu'il les reçoive, tout ordonnés, d'autrui.
Il est né. Sa volonté n'est pas née, ni son action proprement dite. (…). Le petit homme presque inerte, qui périrait s'il affrontait la nature brute, est reçu dans l'enceinte d'une autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce qu'il en est le petit citoyen.
Le débat lancé par Arca il y a déjà quelques années sur L'enfant sauvage avait dû m'échapper ; le fil du film venant d'être rafraîchi par de nouveaux contributeurs, je dépose – sans esprit polémique aucun – ma petite pierre (et l'on s'en tiendra là, parce que ce n'est pas – du tout ! – du cinéma !).
Cette radicale critique de l'individualisme et du rousseauisme, c'est le début de la préface de Mes idées politiques de Charles Maurras qui, s'il s'égara souvent conjoncturellement, fulgurait souvent d'intelligence…
Critique radicale de l'individualisme ? C'est possible. Toutefois ce principe antinaturaliste – exprimé par plusieurs autres, et de tous bords (voir plus haut) – est une réplique péremptoire à cette radicale négation de l'individualité qu'est la pensée raciale. « Il y a autant de façons d'être juif qu'il y a de Juifs », disait Hannah Arendt. Elle le disait et pouvait le dire parce qu'elle comprenait que le phénomène de la nationalité n'est en rien héréditaire, et par conséquent recommence avec l'arrivée de chaque nouvelle vie dans le monde. Donc que tous ces phénomènes "collectifs" – ainsi la nationalité, ou encore la citoyenneté (à ne surtout pas confondre avec la précédente à moins qu'on soit natioanliste) – passent et repassent sans cesse par un prisme qui est l'individu…
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