…entre A bout de souffle de Jean-Luc Godard, Toutes ces belles promesses de Jean-Paul Civeyrac et Le Beau Serge de Claude Chabrol?
Certains d entre vous -les plus érudits- me répondront peut être : ils ont tous les trois reçu le Prix Jean Vigo (d'autres d'entre vous ajouteront : et ça nous apporte quoi de le savoir…).
N'insistons donc pas trop sur cet aspect, d'autant plus que ces trois films ont à vrai dire bien d'autres points communs : le talent naissant de réalisateurs hors pair (les grincheux ajouteront : c'est normal, le prix Jean Vigo vise à récompenser des réalisateurs en début de carrière).
Dans Le Beau Serge, ce sont des talents explosivement juvéniles que l'on découvre : Jean-Claude Brialy est dans un des plus beaux rôles que je lui ai vu jouer. Gérard Blain porte avec lui une émotion contenue phénoménale dans le rôle d'un jeune père dépressif.
La grâce émouvante de Bernadette Lafont à ses débuts mérite qu'on fasse le détour par Le Beau Serge.
Ce film est également des plus personnels que Claude Chabrol ait tourné. Il l'a réalisé à Sardent, dans la Creuse : le village dont il est originaire. Il y déploit tous les thèmes qui feront le succès de ses oeuvres ultérieures : la pesanteur de la province, le poids de la nécessité, l écrasement par les conventions… Et du fait du choix du décor de tournage on a de bonnes raisons de penser que ces thèmes étaient particulièrement ancrés dans son esprit. Un film à voir absolument : c'est une des clefs de l'oeuvre que développera ensuite -et avec quel brio- Claude Chabrol…
Le Beau Serge, premier film de la Nouvelle Vague : un lieu commun, mais pourtant quelle révolution !
Le Chabrol inaugural porte en lui une beauté diffuse, une profonde et fondamentale mélancolie, de ce ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur un large éventail des personnages chabroliens à travers toute sa filmographie. Spleen et Idéal, boue et lumière, trivialité et sublime, telle pourrait être la dialectique que proposent les premières images de Chabrol sur la pellicule.
Dans ce village où revient François en convalescence (Jean-Claude Brialy), la boue est bien largement faite de nos pleurs… Reconstitution presque documentaire de la vie villageoise à la fin des années 50, par touches de réel Chabrol plante son décor, dans les rues, dans les maisons, jusque dans les vaisseliers rustiques, aucun artifice puisque tout ici respire le quotidien le plus prosaïque de la tranquille bourgade de Sardent dans la Creuse, où a été tourné le film. François débarque dans l'univers de son enfance et, nostalgie oblige, mesure l'écart entre son vécu d'antan et sa vision extérieure d'aujourd'hui. Par sa rencontre avec son meilleur ami d'enfance, Serge, il n'aura de cesse de rentrer en conflit avec les mœurs résignées de son village.
Chabrol jette sur la vie villageoise un premier regard acerbe, de celui qu'on reconnaîtra dans tant d'œuvres ultérieures. L'insouciance des enfants qui jouent dans la rue contraste avec la détresse morale et physique des adultes d'une commune à l'abandon, sans avenir, en vase clos, submergée par l'alcool et les rumeurs… Si le regard s'avère sans fard, il épouse justement au plus près les motivations de ses personnages scrutés et par là fait naître les émotions toujours contradictoires du spectateur. Par cette attention aimante envers l'ensemble de ses personnages, l'art de Chabrol ne relève absolument pas de l'ordre du mécanisme scénaristique, de la réduction du personnage à un objet utile, mais laisse vivre sur la pellicule et en-dehors de la pellicule. Il y a cette part de vie débordant l'image qui irradie littéralement le film et va contredisant le cinéma français courant de l'époque. Cette vie, on la doit bien sûr aux acteurs toujours capables d'aller très loin dans cette inquiétante étrangeté propre au cinéma de Chabrol – « ce qui n'inquiète pas est malhonnête » rappellera le Brialy des Godelureaux. Bernadette Lafont et Gérard Blain forment la tête de ce bal des personnages qui peuvent basculer d'une seconde à l'autre. Dualité trouble des personnages qui va de paire avec celle du paysage.
Si sublime il y a, c'est d'abord dans cette nature capable de couper le village du reste du monde. La nature peut alors sembler propice à s'élever au-dessus des problèmes du village, lorsque François et Marie (Bernadette Lafont) s'embrassent sur les hauteurs du Mathubert, puis lorsque la caméra effectue un lent travelling circulaire sur cette campagne apaisante alors même qu'un drame a lieu et que François n'en sait encore rien… Attention à la lumière naturelle, aux paysages mélancoliques, à ce cimetière isolé lieu de passage récurrent du film, ces motifs du sublime atteignent leur pleine dimension structurelle dans le final tout à fait inattendu, presque fantasmé tant il paraît hétérogène au reste de l'œuvre. Le caractère des personnages principaux se trouve alors soudainement près d'être transcendé par une morale supérieure, car François s'est donné comme mission de rendre heureux Serge. Dans le froid nocturne il s'élance alors, malgré la tempête de neige qui fait rage, à la recherche du médecin puis de son ami ivrogne, tandis qu'Yvonne, la femme de Serge, est sur le point d'accoucher. Point ultime de dépassement, François met sa vie en péril pour sauver en quelque sorte son ami. Cette rhétorique du sublime qui sous-tend le film se mâtine de pathétique et de trivial et donne au Beau Serge un ton bien particulier entre la tristesse bourbeuse et l'espoir déçu, une sorte de désenchantement tout à fait contemporain ; ainsi la dernière image du film reste empreinte d'un doute purement horrifique : ce rire du beau Serge, est-ce l'expression de la joie la plus pure ou bien l'ironie définitive du désespoir?
C'est à peu près tout, même si l'on ajoute à l'intrigue – minimale – l'existence de Marie (Bernadette Lafont), la fille facile du coin, qui couche avec à peu près tout le monde, y compris son père nourricier, Glomaud (Edmond Beauchamp), avec Serge, qui est marié avec sa sœur Yvonne (Michèle Méritz) et naturellement avec le beau et urbain François. On peut voir là ce qui donnera dix ans plus tard, en 1969, La fiancée du pirate de Nelly Kaplan : moins la fille libre, libérée ou libertine que la fille qui se donne parce qu'elle ne possède que ça à donner et qu'elle ne cherche, précisément, qu'à donner.
Il y a dans Le beau Serge une très grande pesanteur : ciel gris de l'hiver creusois, chemins boueux, sentiers pourrissants, eaux mortes, ruelles désertes, façades austères. Et même lorsque le film s'en va du côté du bal de village, amoncellement des litres de vin rouge que l'on porte à intervalles réguliers aux musiciens de l'orchestre. Au regard de tout cet enfermement, l'intrigue n'a vraiment aucune importance et on peut penser que Claude Chabrol ne l'a bâtie que parce qu'il fallait en écrire une, à quoi il ne s'intéresse pas vraiment. Ce qui le fait filmer, c'est l'accumulation des non-dits, des incestes vraisemblables, de la sourde grisaille des familles, des litres de vins ingurgités pour supporter le terrifiant ennui du village, de la déchéance et du mal-être. Vous vivez comme des animaux ! lance Serge… et même le curé du village (Claude Cerval) en a marre de ses paroissiens. Rien de bien nouveau : dans La Terre, 15ème volume des Rougon-Macquart (qui en comptent 20), Émile Zola décrit avec accablement l'horreur campagnarde, si loin de la vision pétainiste et ripolinée que nous en avons.Bon. C'est un film absolument déprimant. Désolant. Et la fin – terriblement niaise et sans doute mise là pour des raisons de pure convenance – n'y change rien.
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