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Forum : Le Dernier saut

Sujet : Duel d'acteurs qui vaut largement le détour

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De verdun, le 15 juillet 2020 à 22:30
Note du film : 4/6

Militaire de carrière dans une caserne de Lyon, le sergent-chef parachutiste Garal (Maurice Ronet) décide de quitter l'armée. Il lui reste quelques jours de service à effectuer avant de retourner à la vie civile. Un soir, il décide d'aller rendre visite à Taï (Albertine Bui), sa jeune épouse vietnamienne, qui gère un salon de coiffure à Villeneuve-sur-Seine. Mais il surprend Taï dans les bras d'un autre homme. Fou de jalousie, Garal tue la jeune femme par strangulation, avant de se forger un alibi. Une semaine plus tard, il est convoqué par le Commissaire Jauran (Michel Bouquet), qui lui annonce l'arrestation du présumé coupable de l'assassinat, un certain Gissard (Eric Penet), qui n'est autre que le jeune amant de Taï. Une étrange amitié va naître entre le commissaire et le militaire, deux êtres solitaires rejetés par une société post soixante-huitarde qui les méprise.

Peu de temps après Les coeurs verts, Edouard Luntz est engagé, en 1968, par le prestigieux Darryl Zanuck pour réaliser Le grabuge, mais cette collaboration va se révéler désastreuse et, suite au conflit entre le réalisateur et la production, le film ne sortira qu'en 1973. Entre temps, Luntz entreprend cette adaptation d'un roman de Bartolomé Bennassar, surtout connu pour ses talents d'historien, spécialiste en particulier de l'histoire de l’Espagne moderne et de son empire colonial.

Le dernier saut commence comme un pamphlet soixante-huitard sans nuances. Le parachutiste Garal est montré comme un personnage antipathique, froid, fascisant, n'hésitant pas à affirmer sa supériorité sur les êtres qu'il estime inférieurs, jusqu'à assassiner son épouse d'origine indochinoise. Garal rencontre bientôt le commissaire de police Jauran, qui apparaît plus intellectuel mais guère plus sympathique que le « para ». Jauran est en effet un solitaire, un aigri, un raté autrefois compromis avec Vichy.

Mais peu à peu l'ensemble apparaît plus nuancé que prévu. Garal est en fait un paumé incapable de trouver ses marques dans la vie civile. Au fil du récit, les deux personnages s'humanisent peu à peu, la finesse du jeu des acteurs y est pour quelque chose. Garal et Jauran s'aperçoivent qu'ils sont tous les deux rejetés, chacun représentant un ordre mal accepté par la société française d'après mai 68. De ce constat va naître une amitié trouble entre les deux hommes. L'union de deux solitudes.

En fait, Le dernier saut marque la rencontre détonante entre le réalisateur Edouard Luntz, contestataire convaincu et le scénariste, anarchiste de droite notoire, un certain Antoine Blondin. Cette union aboutit à ce compromis des plus intéressants : Luntz souhaite souligner la collusion entre deux salopards incarnant deux rouages de la société tandis que l'auteur d'Un singe en hiver se focalise sur une histoire d'amitié virile comme il les affectionne, entre deux hommes si lointains et si proches à la fois, le policier et le militaire, unis par ce qui les sépare du reste de la société.

Sous les apparences d'une enquête policière traditionnelle d'avant l'ADN, Le dernier saut est surtout un jeu psychologique ambigu et passionnant entre le flic et le militaire. Jauran se doute bien que Garal est coupable mais il veut que cet homme, pour qui il nourrit une grande estime, soit innocent. De son côté, Garal se plaît à défier son nouvel ami. Le film aborde des questions passionnantes : quelle est la place pour l'autorité dans la société française d'après 68 ? Quelle est la place pour des professions dont le prestige a décru après les événements de mai ? Quelles sont les limites, professionnelles ou personnelles de l'amitié ? Un flic peut-il se lier d'amitié avec un assassin, si estimable soit-il à ses yeux ?

Si derrière la caméra, Le dernier saut marque la rencontre entre Luntz et Blondin, devant la caméra, c'est la confrontation entre Maurice Ronet et Michel Bouquet qui attire bien évidemment l'attention. L'idée, Chabrolienne en diable, de bâtir tout un film autour des deux acteurs qui s'étaient déjà affrontés brièvement dans La route de Corinthe et surtout La femme infidèle, est absolument géniale. Le dernier saut est un régal pour ceux qui apprécient ces deux remarquables comédiens, tant ils s'y montrent au sommet de leur art, s'en donnant à coeur joie dans leurs rôles respectifs, servis en outre par le dialogue ironique et percutant de Blondin.

D'ailleurs, dans sa préface à la bande-dessinée, Avec Edouard Luntz, de Nadar et Julien Frey, que j'évoque sur le fil des Coeurs verts, Michel Bouquet écrit « Dans Le dernier saut, je joue le commissaire Jauran. C'est sans doute l'interprétation la plus forte, la plus terrifiante que j'ai osé faire au cinéma. Ce commissaire si ambigu, son amitié naissante avec cet assassin. C'est tellement jouissif. Et très scandaleux aussi. ».

Les deux géants sont entourés par des seconds rôles intéressants : Cathy Rosier, vue dans Le samouraï, Sady Rebbot alias Papa poule, François Maistre, le jeune Pierre Arditi, Eric Penet et Gérard Zimmermann, tous deux vus dans Les Coeurs verts et même Bernard Kouchner en barman …

Hélas deux défauts font que Le dernier saut est seulement un bon film alors que ses acteurs et son dialogue auraient dû en faire un chef-d'oeuvre, et expliquent également l'accueil mitigé qu'il recueillit lors de sa sortie en 1970.

D'une part, la mise en scène de Edouard Luntz est franchement décevante, manquant de beauté et de puissance. Où sont passées l'énergie et la spontanéité inspirée des Coeurs verts ? Sans doute Luntz fut-il affaibli par l'expérience douloureuse du bien nommé grabuge. Car la réalisation oscille entre le style télévisuel, et la symbolique lourdement appuyée, comme en témoigne cette fin qui se passe dans un zoo, métaphore trop évidente de la sauvagerie des relations entre les personnages. D'autre part, si l'aspect psychologique du scénario est passionnant, certains détails et péripéties manquent de crédibilité. Le symbolique l'emporte assez souvent sur la vraisemblance.

Malgré ces défauts, Le dernier saut est un film franchement intéressant, assez profond et parfois assez beau. Sorti en VHS jadis, présent sur Youtube naguère, il est diffusé régulièrement sur les chaînes payantes. Mais il mériterait largement d'être restauré et édité en DVD voire Blu-ray, ne serait-ce que pour le texte de Blondin, des scènes réussies (Ronet et les lions !) et le duel d'anthologie entre deux des acteurs les plus talentueux que le cinéma français ait jamais connus.


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