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Sternberg, le démiurge exalté !


De vincentp, le 16 septembre 2016 à 00:12
Note du film : Chef-d'Oeuvre

La version projetée ce soir à la cinémathèque ne se terminait pas par le passage à une narration à la première personne du singulier (cas de la version dvd sauf erreur de ma part). Cette fin version dvd est plus puissante ! Revoir ce film, c'est aussi admirer la perfection des aspects sonores (musique parfaitement plaquée aux images). L'oeuvre d'un grand maître, bien sûr…


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De vincentp, le 17 novembre 2009 à 19:56
Note du film : Chef-d'Oeuvre

Un groupe de soldats japonais débarque en décembre 1944 sur l'île volcanique d'Anatahan, habitée par un homme et une femme, Keiko. Abandonnés par leur patrie, ignorant la reddition de celle-ci en 1945, ces soldats recréent un monde à leur dimension. Keiko devient un objet d'affrontement.

Trame narrative somme toute traditionnelle, mais Sternberg superpose sa voix-off aux dialogues des protagonistes, tirant les leçons de leurs agissements, ou les anticipant, tel un démiurge, créateur et organisateur du monde, sur fond récurrent d'images évoquant la Genèse, représentant le bris de vagues sur des rochers. Quelques sentences exprimées au passé, au présent, au futur, livrent une vision de l'auteur, quelque peu exaltée, ayant trait à la nature humaine, à la condition humaine, à l'univers :

"Nous sommes menés par des forces que nous ignorons (…). La nature était indifférente au destin de l'homme (…). Ces moyens de persuasion avaient jadis réussi à Bagdad et à Rome…"

Une vision construite autour d'une dialectique organisée autour de deux thèmes : la tentation charnelle, qui renvoie à la nature originelle, et son opposé, un sens moral, fruit de l'éducation et de la société. Le sens de la responsabilité et le devoir d'assistance qui leur incombe, amène ainsi les soldats à rechercher spontanément Keiko, pour quelques instants plus tard, se disputer sa possession.

Mais Fièvre sur Anatahan intégre cette dialectique, classique chez Sterberg (La femme et le pantin, L'ange bleu,…), dans un canevas plus large, portant sur le temps et l'espace, les rapports sociaux, le façonnement d'une nation. Des images d'époque montrent par exemple l'ampleur de la tragédie qui frappa le Japon au sortir de la seconde guerre mondiale : tragédie collective, destins individuels brisés.

L'écriture cinématographique (plans, éclairage, rythme) donne pleine consistance à cet échevau de thèmes et d'idées. La lumière filtrée par la jungle reflète les barreaux d'une cellule sur le visage de Keiko, au moment où celle-ci est rattrapée. Un gros plan suit le déplacement millimétré de l'orbite de ses yeux, exprimant de façon muette ses pensées. Le navire qui la rapatrie est plongé dans une lumière intense, fruit d'une sur-exposition de l'image. Soit des techniques empruntées au cinéma expressionniste allemand, de l'entre deux guerres, et admirablement déployées.

Et toujours, le regard plein de tendresse et de poésie porté par Sternberg vis à vis de son héroïne. L'objectif de la caméra caresse lentement et tendrement la plastique irréprochable de ce personnage féminin, s'attardant sur les moues de son visage diaphane, exaltant la beauté féminine, lui conférant une dimension divinatoire.

Sternberg utilise également à la perfection les possibilités offertes par la bande sonore, pour créer des émotions donnant de la consistance aux différents personnages, et corps aux idées développées. Un chant traditionnel et collectif nippon transcrit par exemple un bref instant d'allégresse des soldats. Cette séquence rappelle, avec la musique en plus, la danse traditionnelle des vahinés que contient Tabou (réalisé en 1931) de Murnau et Flaherty.

Les dix dernières minutes de Fièvre sur Anatahan enchainent plans et idées de génie. L'image du volcan Fuji-Yama succède à celle du volcan d'Anatahan, conférant à ce récit la dimension d'une parabole. Cette histoire, c'est celle du Japon tout entier, plongé dans une tragédie dont la responsabilité incombe, pour une large part, à ses dirigeants. Une phrase pour caractériser, de façon feutrée, le caractère déraisonné de ce qui fut la politique impérialiste nippone : "nous survolâmes notre montagne sacrée ; en 10 heures nous refîmes le voyage qui nous avait pris 19 jours et 7 longues années". Les personnages sont revenus à leur point de départ, après avoir vécu une tragédie qui n'aurait jamais dû exister.

Sur la piste de l'aéroport, dans un climat de liesse, chacun des survivants de cette histoire, retrouvant les siens, surgit d'un arrière plan plongé dans l'ombre vers un premier plan situé en pleine lumière ; puis la voix-off passe brusquement du "nous" narratif conduisant jusqu'alors le récit à un "je" impersonnel ; les personnages disparus tragiquement au cours des affrontements qui ont ponctué cette histoire, surgissent alors à leur tour, un par un, de l'ombre pour se diriger vers la lumière, sous le doux regard énigmatique de Keiko, dont les cheveux flottent dans le vent ; sous forme onirique, est conduite la synthèse de la dialectique précédemment évoquée : l'être humain brille par éclats intermittents, soumis à des forces opposées, le tirant tantôt vers la construction sociale, tantôt vers l'auto-destruction passionnelle, sous le regard de forces obscures et divinatoires.

Perfection formelle, et propos de grande envergure, imposent Fièvre sur Anatahan dans le panthéon du cinéma, parmi les chefs d'oeuvre absolus du cinéma d'auteur.


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