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Soixante-huitards siciliens antimafia: intéressant


De Arca1943, le 26 octobre 2007 à 05:29
Note du film : 5/6

J'avais vu ce film au Festival des films du monde de Montréal et il m'avait laissé un bon souvenir. En le revoyant, ma bonne impression se maintient. Évidemment, je dois surmonter mes vilains préjugés contre la gauche 68 (à laquelle je préfère la gauche 43) : le ton est finalement quelque peu commémoratif, il y a un côté rhétorique, un côté "prise de conscience" (pour reprendre une expression heureusement passée de mode). Ça n'est pas très subtil. Il y a même des poings en l'air et des drapeaux rouges : le genre de choses qu'on n'aurait pas vu dans Umberto D, par exemple.

En même temps, eh bien, ça "passe", et pour une très bonne raison : c'est que le personnage principal, Peppino Impastato, était un soixante-huitard pur jus. Donc, ce ton 68 qui m'énerve, c'était son univers, sa génération, sa 'gang' comme on dit au Québec. Il est normal qu'une reconstitution historique consacrée à cette époque ait cet air et ce ton-là. Né dans la mafia en 1948 – son père était un mafioso, son oncle un capomafia qui sauta avec sa voiture en 1963 – Giuseppe fut assassiné par cette même mafia le 9 mai 1978, à deux jours des élections municipales… où il fut néanmoins élu (sur une liste 'Democrazia Proletaria', minuscule formation qui débordait le Parti communiste italien sur sa gauche).

L'autre raison pour laquelle mes préjugés anti-68 doivent être suspendus le temps d'un film, c'est aussi que cette fois, si la contestation passe comme d'habitude par plein de lubies crispantes propre à l'époque – et s'attachant plus particulièrement à l'épisode de la floraison des radios plus ou moins pirates – et par une kyrielle de groupuscules toujours plus ou moins en guerre entre eux, force est de reconnaître que pour une fois, dans ce cas précis, l'enjeu de la contestation en valait vraiment la chandelle.

Si vous avez vingt ans en 1968, vous contestez l'ordre établi, c'est entendu (sauf si vous êtes un vilain réactionnaire, bien évidemment). Si vous êtes à Paris, par exemple, vous contestez donc le Général de Gaulle, ce méchant "fasciste" (sic) et les CRS, qui comme chacun sait sont des "SS" (re-sic). Vous croyez dur comme fer à la merveilleuse quoiqu'un tantinet exterminationiste révolution culturelle chinoise. Sous prétexte de libérer la sexualité de toutes sortes de tabous stupides qui en effet exerçaient encore une indéniable et réactionnaire pression, vous croyez malin de réduire les affaires érotiques, qui toujours sont d'une folle complexité, à une vision incroyablement simplette. Bref, dans quelques jours à peine, nous serons tous égaux et heureux. Le sentier lumineux est grand ouvert.

Bon ! Voilà, je me suis défoulé. En gros, je préfère la gauche 43 à la gauche 68 parce que recevoir un coup de matraque devant une faculté occupée, c'est une chose, et faire sauter une Panzerdivision à la dynamite, une autre. Et que la perte du sens des proportions (manifeste par l'usage intempestif et incompétent du mot "fascisme", par exemple) m'a toujours puissamment énervé. Cela dit…

Cela dit, imaginez que vous avez 20 ans en 1968, comme Peppino Impastato, et que vous contestez l'ordre établi au nom de la lumineuse révolution en marche, mais qu'au lieu d'habiter à Paris ou à Rome, vous êtes de Cinisi, une petite localité de la province de Palerme. Qui est alors l'ordre établi ? Sur les ondes de votre fameuse radio auto-gérée ou je ne sais quoi, dans votre foutu jargon farci de radotages socio-subversifs à la Marcuse mal digéré, vous allez énumérer un à un, publiquement, POUR LA PREMIÈRE FOIS EN SICILE, les noms des membres de quelle organisation ?

Bravo à ceux qui ont répondu « la Mafia » : vous avez gagné !

Comme on ne choisit pas où l'on naît, Peppino Impastato "venait de la mafia", d'une famille dont plusieurs membres trempaient dans Cosa Nostra – à un humble niveau, sauf pour l'oncle assassiné qui était capomafia. Alors, les noms des mafiosi locaux, Peppino les avait tous en tête : il a pour ainsi dire grandi en entendant son père les chuchoter dans l'arrière-cuisine. En termes journalistico-policiers, Impastato était une source. Il savait qui était qui. Il avait la carte de la mafia locale en tête.

Alors, sur les ondes de Radio-Aut, qu'il avait fondée en 1976, le soixante-huitard Impastato égrenait comme des perles les noms des mafiosi de la région et leurs activités illégales. Untel s'occupe d'amphétamines; tel autre d'héroïne; et d'ailleurs un aéroport tout proche (dont Peppino et ses amis avaient bien sûr contesté la construction en 1968) sert de plaque tournante à ce trafic…

Dans la nuit du 8 au 9 mai 1978, la mafia a donc assassiné Peppino Impastato, incarné ici avec talent par l'excellent Luigi Lo Cascio (qui sera aussi le personnage central du film suivant de Giordana, La Meglio gioventù). La première enquête des carabiniers, sur laquelle je suis absolument certain qu'il n'y eut absolument aucune pression d'aucune sorte, conclut à un suicide : à deux jours des élections, le candidat d'extrême-gauche Impastato se serait fait sauter avec une bombe sur une voie de chemin de fer. Ben voyons ! C'est l'évidence !

Blague à part, c'est seulement au XXIème siècle, en 2002 pour être exact – la même année que le film, quoi – que le capomafia Gaetano Badalamenti, dit Tano (principale tête de Turc de l'émission satirique de Radio-Aut et qui habitait à exactement cent pas de chez les Impastato) fut condamné à perpétuité pour le meurtre de Peppino Impastato.

Et comme j'ai résolu pour une rare fois de suspendre mon préjugé anti-1968, donnons-leur donc raison, à ces satanés baby-boomers de Cerisi (Sicile). Devant la Commission antimafia, chargée d'élucider le meurtre d'Impastato, un "camarade" contestataire de Peppino déclara : « Vous ne pouvez pas avoir confiance dans les institutions quand vous voyez la police main dans la main avec les mafiosi. »

Là, d'accord.


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